L'île mystérieuse et son temple du soleil
Dans une grotte de Socotra, entre le Yémen et la corne de l'Afrique, une équipe de spéléologues belges a découvert les restes d'un étonnant sanctuaire antique. Y figurent des inscriptions dans une série de langues, notamment celle que parlait le Christ.
- Publié le 17-09-2002 à 00h00
RENCONTRE
Tout se passe comme si l'Histoire avait oublié Socotra... Et pour cause: il s'agit d'une des îles les plus isolées et les plus inaccessibles au monde. A 250 kilomètres à l'est de la corne de l'Afrique et à 350 kilomètres au sud du Yémen, cette terre nimbée de mystère demeure coupée de la péninsule arabique, pendant la majeure partie de l'année, par la mousson et des coups de tabac redoutables. Les âmes qui y vivent ne disposent que de piètres moyens de communication et ne possèdent aucun point de mouillage abrité. Quant aux visiteurs étrangers, ils étaient jusqu'à une époque récente interdits de séjour pour raisons militaires.
Alain Grignard avait déjà participé à plusieurs expéditions reconnues au plan international quand, en janvier dernier, il partit avec une équipe comprenant notamment John Farrar - un ancien de l'armée britannique caserné à Socotra dans les années 40 - et les spéléos Jean-Paul Courmont, Robert Lévêque et David Gueulette. Objectif: réaliser un documentaire, sous la houlette de Philippe Axell qui avait transmis la production à Sally El Hosaini (1), abordant les multiples facettes de ce lieu unique en son genre, de sa géographie, de ses quelque 300 espèces végétales inconnues ailleurs, de ses 17 espèces et sous-espèces d'oiseaux et 19 espèces de reptiles également endémiques, de sa population et de ses traditions millénaires, de sa langue et de sa culture... Mais avec aussi, comme cerise sur le gâteau, la confirmation d'une découverte archéologique fascinante, autorisant soudain une remontée spectaculaire du fil des siècles.
Par les sources antiques, on sait que ces quelques arpents émergeant de la mer d'Arabie, dont le peuplement remonte sans doute à quelque 3000 ans, furent connus des Egyptiens, des Grecs et des Romains. Mais nulle trace d'une fréquentation n'avait été retrouvée in situ avant que quelques spéléologues belges conduits par Peter De Geest, président de la commission scientifique de la fédération flamande des montagnards et spéléologues, ne se hasardent en janvier 2001, pour la première fois, dans les méandres de la grotte de Hoq, cachant depuis près de deux millénaires des objets et des inscriptions qui offrent désormais une belle fournée de pain sur la planche aux historiens.
Pour attester scientifiquement et officialiser la trouvaille qu'elle allait fixer sur la pellicule, la mission Grignard, El Hosaini et consorts s'est fait accompagner par le professeur Christian Robin, directeur du Laboratoire d'études sémitiques anciennes du CNRS - Collège de France, et l'archéologue tunisien Hédi Dridi, mandatés par les autorités yéménites. C'est après trois jours d'exploration et deux kilomètres parcourus dans l'immense caverne que les hommes ont pu faire l'extraordinaire inventaire: des dizaines de poteries, quarante-huit inscriptions sur le sol et les parois, des peintures rupestres, deux tablettes en bois gravées elles aussi d'inscriptions, dont une en parfait état de conservation...
`En bonne démarche scientifique, il y avait un grand scepticisme à propos de ces pièces, nous dit Alain Grignard, qui aura bientôt quarante ans d'expérience des profondeurs souterraines. Ce qui a permis d'exclure qu'elles puissent être des faux, ce sont notamment les écritures en une série de langues anciennes et les brûle-parfums dont l'âge est prouvé par les concrétions calcaires qui les recouvrent. Nous avons aussi trouvé beaucoup de choses en plus de celles repérées par les Flamands.´ Périlleuse, la cavité? `Pas trop mais avec les scientifiques, il faut faire attention. Ils sont tellement dans leur monde qu'ils sont imperméables à l'environnement. On doit parfois aller les rechercher parce qu'ils font des trucs trop dangereux!´
La plaquette retrouvée intacte constitue un document particulièrement précieux. L'inscription gravée dans le bois est en araméen, la langue que parlait Jésus de Nazareth. Elle comporte une date précise qui correspond à l'an 258 de notre ère. Le texte mentionne le nom de son auteur, un certain Agbar de Palmyre (Syrie actuelle), et le but de sa présence. `Il écrit en araméen syriaque, en palmyrien plus précisément, et il dit plus ou moins: `Je suis venu déposer cela comme offrande´, explique notre interlocuteur. `Toutes les pièces en bois similaires se trouvent à Palmyre mais elles sont détruites. Ici, le microclimat a permis la conservation.´ Des échantillons du bois ont été prélevés et communiqués au directeur des Antiquités, Musées et Manuscrits du Ministère yéménite de la Culture, le docteur Yusef Mohammad Abdullah. Ils seront analysés pour en vérifier la date. `La plaquette elle-même est restée sur place mais bien cachée. On a pris cette décision à cause de sa fragilité.´
Quel dieu Agbar était-il venu honorer à mille lieues de sa `Ville des palmiers´ natale? On l'ignore. Mais la présence sur les parois, rochers et formations minérales de la cavité de tant de phrases en différentes langues antiques d'origines géographiques les plus diverses - Méditerranée, Arabie, Afrique, Indes - indique au moins que l'endroit fut fréquenté par de nombreux voyageurs. Des écrits identifiés comme sudarabiques sont antérieurs au IV è siècle de notre ère. D'autres ont été rédigés dans une écriture de type brahmi, plus précisément du système kshatrapa (IIè- IIIè s. apr. J-C) utilisé dans l'Inde septentrionale. De quand à quand dura l'activité cérémonielle sur le site? Il faudra attendre les résultats des examens pour être précis, mais les estimations du professeur Robin conduisent à une fourchette qui va du IIè siècle avant J-C au IVè siècle après.
On l'a dit: les découvreurs et ceux qui les ont suivis sont allés ici de surprises en surprises. De tous les sujets d'étonnement, l'un des plus grands sans doute est que les traces de présence humaine dans la grotte ne commencent qu'à un kilomètre et demi au-delà de son entrée. `On connaît beaucoup d'autres cas de sanctuaires situés dans des cavités, mais ils n'ont pas été installés très profondément, ouligne Alain Grignard. Ici, on est plus loin de l'entrée que partout ailleurs. Il semble bien que ce soit sans précédent. Or, il faut savoir que dans l'Antiquité, si vous alliez là-dedans avec une torche et si cette torche s'éteignait, vous étiez mort. C'est sans doute le fait que l'entrée de la grotte soit si énorme - cent mètres de haut - qui explique son attrait´ . Au long de leur parcours accompli sous terre, nos explorateurs ont découvert des restes de torches, dont certaines incomplètement consumées.
Les archéologues ont aussi relevé l'existence de plusieurs dessins tracés à la glaise, dont l'un des plus splendides représente un bateau contemporain des pharaons qui faisaient quérir de l'encens et de la myrrhe dans l'île, ou des Hellènes qui établirent avec elle une liaison commerciale permanente. Tout au fond de la grotte, à proximité de poteries et de mots tracés à même le sol, on peut observer des traces calcifiées de pieds nus, véritable `instantané´ du passage de visiteurs d'un autre siècle. Aux jarres probablement destinés à recueillir l'eau d'infiltration s'ajoutent dix brûle-parfums qui renferment encore des restes de charbon et d'encens. Souvent placées en hauteur, ces derniers devaient servir à diffuser des substances odorantes afin, peut-être, de protéger les pèlerins cheminant des mauvais esprits.
La mise au jour de ces données et matériaux religieux expliquera-t-elle la réputation d'île mythique taillée à Socotra depuis le fond des âges? Elle a beau ne guère en imposer avec ses 135 kilomètres d'est en ouest et 40 du nord au sud, qui lui confèrent un peu plus que la superficie d'une province belge. Son nom dériverait du sanscrit `Dripa Sukhadara´ , qui peut se traduire par `l'île du Peuple béni´. Elle était aussi l'île `du Phoenix´ pour les Grecs, convaincus qu'y vivait le légendaire oiseau d'Arabie rattaché au culte du soleil. Même Marco Polo, plus tard, attribua un pouvoir magique aux autochtones, mais il est vrai que le voyageur vénitien prenait souvent ses rêves pour des réalités. Plus prosaïques, les habitants actuels pensent que Socotra provient de `Al-souq´ (marché) et `Qatra´ (goutte?)
La petite terre a connu le christianisme dès les premiers siècles avant de passer sous la houlette d'une dynastie de sultans originaires du Yémen, qui tirèrent leurs revenus de la taxation des importations et des exportations. Avec les temps modernes vinrent les occupations portugaise (XVIè siècle), néerlandaise (XVIIè) et finalement britannique (XIXè). En 1967, le protectorat anglais prit fin et l'île fut rattachée à la République populaire du Yémen qui y concéda une base navale à l'URSS. Depuis, la fin de la guerre froide a permis la réunification des Yémen du Nord et du Sud mais le pays a sombré dans la guerre civile et sa mauvaise réputation s'est encore trouvée aggravée à la suite d'affaires retentissantes de touristes rançonnés par des tribus. Une agence propose même aux amateurs d'émotions fortes un séjour avec enlèvement compris!
Pour Alain Grignard, on a trop noirci le tableau. Lui préfère retenir l'amabilité et l'hospitalité des Socotri. Ceux-ci sont aujourd'hui entre 15.000 et 80.000 (il n'y a pas de données démographiques officielles), dont une population de semi-nomades qui se font troglodytes une partie de l'année dans les montagnes intérieures.
L'aventure humaine s'achève. L'aventure scientifique, elle, ne fait que commencer... `C'est vraiment une cavité fantastique, se remémore notre expert avec, déjà, comme une pointe de nostalgie. En plus, elle est magnifiquement décorée. Le film qui a été réalisé, les émissions, les articles et les publications à venir devraient permettre de relancer l'approche archéologique de l'île. D'après les témoignages qu'on a recueillis sur place, il y a d'autres grottes contenant des artefacts´. De quoi donner furieusement l'envie d'y retourner avec ses cordes et ses baudriers...
1 Socotra, l'île du Phoenix, documentaire de 52 minutes réalisé par Philippe Axell, assisté de Sally El Hosaini. Axell Communication, rue du Centre 81, 6927 Resteigne, tél. 084-38.82.26, Webhttp://www.axellcom.com
© La Libre Belgique 2002