«Si on me laisse faire»
- Publié le 11-02-2004 à 00h00
RÉCIT
Août 1996. La Belgique perd ses repères. Le respect des institutions est certes son habitude. Mais l'évidence que celles-ci ont failli fait hésiter le pays. Ambiance de rébellion, le 22 à l'enterrement de Julie et de Melissa (cf. «La Libre» d'hier). Dans la rue, les gendarmes - aussi efficaces (ils avaient repéré Dutroux) qu'inefficaces (ils n'avaient pas sorti Julie et Melissa de ses griffes) - sont hués. Les contrôles routiers se font rares. C'est que les pandores n'aiment pas être accueillis par des lazzi. Des lazzi, quand ce ne sont pas de méprisantes insultes.
La fracture véritable se produit le lendemain soir, lors d'une émission spéciale de la RTBF qui a le pays entier pour auditeur. Car si presque tout était devenu objet de doute, quelques rares personnes bénéficiaient encore d'un immense crédit. Les parents des victimes. Le juge d'instruction chestrolais Jean-Marc Connerotte. Le procureur du Roi Michel Bourlet. Or, le 23, celui-ci est sur les écrans, en duplex de Neufchâteau.
Quelques précisions. Dutroux? «Froid, intelligent et séducteur.» Réseau? «Pour le moment, nous ne pouvons pas privilégier une piste vers l'extérieur, mais elle évidemment envisagée.» Tous les suspects seront-ils identifiés? «Si on me laisse faire.»
Si on le laisse faire? Sur le plateau, François de Brigode, qui anime l'émission, semble estomaqué. C'est qu'il pourrait en aller autrement, alors? Que, précisément, «on» ne le laisserait pas faire? Qu'on pourrait tout étouffer, peu importe la vie des enfants? M.Bourlet enfonce le clou: «J'ai eu des expériences dans d'autres affaires, s'il vous plaît!» Gino Russo embraye, à l'écran, car il y voit l'évidence du complot qu'il redoutait.
Le scandale brise la Belgique comme une traînée de poudre. Ainsi, des pédophiles, des «protecteurs», des puissants, des notables et des réseaux pourraient faire s'agenouiller la justice? Tout bascule. Que croire encore des principes démocratiques? A qui faire confiance - hormis à ceux de Neufchâteau? On ne parle plus que de cela.
Le ministre de la Justice de l'époque, le social-chrétien flamand Stefaan De Clerck, tente d'éteindre l'incendie. Lundi 26, en conférence de presse: «Ses propos ont été mal interprétés. (...) Je peux vous confirmer, et il en est lui aussi convaincu, qu'il ne fait l'objet d'aucune pression. Qu'il ait sa propre idée sur d'autres affaires, c'est son problème.» Le ministre - l'un des rares à avoir conservé la faveur des parents - avait recueilli le sentiment véritable de M.Bourlet, avant de s'exprimer. Lequel avait en réalité visé l'affaire Cools, car sa juridiction en avait été dessaisie en 1994. Le magistrat n'avait jamais vraiment digéré cette décision de la Cour de cassation. Et avait tout simplement saisi l'occasion de «remettre une couche».
Trop tard, pour De Clerck. Les flammes ont fait leur oeuvre. Si un autre magistrat, extraordinaire de courage ou perclus d'inconscience - selon les analyses -, ose presque seul en Belgique se lever pour critiquer le «coup» de Bourlet(1), l'opinion publique retiendra, majoritairement et pendant longtemps qu'il n'y a qu'une citadelle de la droiture. A Neufchâteau. D'autant qu'on va s'y déplacer en voitures blindées, comme si - il n'en est rien mais peu importe - la menace du «Côté Sombre», façon contes et légendes, pesait sur des «Chevaliers Blancs» en grand danger.
Le brasier met près de deux ans à s'éteindre. Clou, le dessinateur de «La Libre» croque le 4 juin 1998 un Michel Bourlet qui avoue piteusement: «On m'a laissé faire...», de grosses gouttes de sueur indiquant la gêne supposée du magistrat après qu'on soit revenu de certains excès, des sorciers d'Abrasax aux fouilles de Jumet et aux témoins «X».
Mais bref, en attendant, il n'y aurait rien à sauver, ailleurs. Ni à Liège, qui n'a pas retrouvé Julie et Melissa. Ni à Bruxelles, où on refuse - à raison, mais quelle importance? - de lier au dossier Dutroux celui de la «champignonnière» (le sauvage assassinat d'une jeune fille, en 1984 à Auderghem). Ni à Charleroi, où même le fils du procureur général montois, Georges Demanet - à la retraite anticipée, pour la cause - a été inculpé pour escroquerie à l'assurance. Ni encore à Dinant, où un gendarme «tombe» à son tour comme soi-disant «protecteur» de Dutroux; ni...
Certes, toutes ces suspicions annexes sont réduites à néant, quant à leurs prétendus liens avec l'affaire Dutroux. Et, certes, on a bien perçu l'ampleur de la «guerre des polices» et des règlements de compte, entre gendarmes et membres de la PJ. Plus tard, on verra même que tout n'était pas noir, à Bruxelles, à Charleroi, à Liège et ailleurs. Au contraire. Mais il n'empêche: l'idée de la tour d'ivoire chestrolaise s'enracine d'autant plus que l'affaire Cools rebondit le 6 septembre.
Certains douteront du hasard, favorable à une gendarmerie en grave déficit d'image après l'opération «Othello», ratée. Mais, quoi qu'il en soit, les suspects arrêtés par Liège, pour Cools, sont ceux que MM.Connerotte et Bourlet avaient désignés dès 1994! Dans l'ambiance qui règne alors, on ne retient pas que les indices de Neufchâteau, mauvais, auraient mené ces inculpés droit à des acquittements, en 1994. On retient autre chose: le tandem avait d'emblée mis le doigt sur les bons suspects. C'est que, tout cow-boys qu'ils paraissent à certains, il faut bien leur reconnaître qu'ils ont de sacrés résultats! Et qu'ils les aient eus avec cette même aide dont la gendarmerie se montrait avare auprès de la cellule des «péjistes» de la cellule Cools (toujours la «guerre des polices»...), voilà qui n'intéressait pas grand monde.
Toujours est-il que les repères font décidément défaut dans la société belge, à ce moment. Certains n'hésitent pas à profiter de la situation pour tenter de s'enrichir. Dans les boîtes aux lettres de la région liégeoise, une offre (très) payante: des «cours de self-défense pour enfants de 8 à 16 ans»... En politique, les extrêmes surfent aussi sur le malheur. A gauche, le PTB (Parti des travailleurs de Belgique) assure que «le système capitaliste produit des criminels qui s'enrichissent par le commerce des enfants». A droite, d'anciens piliers du FN (Front national) proposent la révolte contre l'appareil démocratique «au nom des victimes de l'insécurité (...), de Julie et Melissa, d'An et Eefje et de tous les enfants martyrs (...)».
Mais ce contexte difficile fait également place à des personnes de qualité. Quand le père d'Elisabeth Brichet, disparue le 20 décembre 1989 à Namur, écrit une lettre ouverte, il touche au coeur par un constat auquel chacun adhère: «La déshumanisation de l'appareil judiciaire est devenue légendaire jusqu'à devenir caricaturale. D'une justice pour des robots, la société n'a que faire.»
Toujours est-il que l'ambiance est aussi à la peur et à l'exagération. Quand Rachel et Séverine sont enlevées à Liège fin août, pour ne réapparaître sur un parking d'autoroute de Cologne que trois jours plus tard, on touche au paroxysme. Elles ont été violées. Elles portent des ecchymoses. Et même des cloches aux pieds! L'aveu qu'elles font le 19 septembre passe presque inaperçu. Celui d'une fugue amoureuse et d'une mise en scène. Et ces «flics» qui ont passé leurs nuits à les chercher éperdument? Bof...
C'est donc dans un climat particulièrement malsain que le juge Connerotte pose un acte qui, à son tour, va stupéfier. Le 12 octobre, il instaure un «téléphone vert» - donc gratuit - de dénonciation: 0800, code corbeau?
L'intention du juge est noble: permettre d'identifier les membres de tout réseau, de pédophiles ou de «protecteurs» dans l'affaire Dutroux ou en marge de celle-ci. Noble, mais dangereuse, relèvent les observateurs par dizaines. Les nazis, durant la dernière guerre, avaient utilisé des méthodes du même genre. Personne ne songe à un amalgame: Connerotte n'a rien à voir avec la crapule fasciste. Mais le mieux est l'ennemi du bien. De fait, les dénonciations pleuvent par milliers. A vomir, quand des innocents sont visés dans le cadre de conflits de voisinage. A pleurer, quand des épouses tentent de «faciliter» ainsi leur procédure en divorce. Les cas ignominieux seront nombreux, mais peu aboutiront à des condamnations pour dénonciation calomnieuse.
Malgré tout, quelques appels faussement anonymes (en fait, la gendarmerie a discrètement listé la plupart des appelants...) sont fondés. Comme celui relatif à Alain W., un instituteur liégeois qui violait ses élèves. Une prostituée, ayant appris la chose par un jeune client, totalement perturbé, avait dénoncé le pédophile, condamné l'année suivante.
Las, pour l'objectif principal du «petit juge» de Neufchâteau, adulé et applaudi quand il paraît en public, c'est raté. Rien de sérieux ne sort sur le «grand réseau» qu'il visait. Mais il n'en saura rien, officiellement. Car deux jours plus tard, le 14 octobre, il est dessaisi de l'affaire et son dossier revient à ses collègues Jacques Langlois et Dominique Gérard.
Même si certains pensent alors le contraire, la Cour de cassation ne peut guère faire autrement, après avoir été dûment saisie. C'est que, en mangeant le 21 septembre en compagnie de Laetitia et de Sabine, lors d'une fête très simple (un souper spaghetti) et en acceptant un menu cadeau (rien de grande valeur, pas leur genre), MM.Bourlet et Connerotte ont commis une solide bourde.
La loi ne leur demandait certes pas une impossible neutralité. Qui, en effet, serait capable de ne pas préférer les enfants à Dutroux? Mais l'apparence de cette neutralité était en revanche absolument requise. La cassation laisse aller, pour le représentant du parquet. Elle ne peut faire de même, pour le magistrat instructeur qui opère à charge et à décharge. Le dernier mot lui revient, sur les ondes de la RTBF-radio: «Il faut raison garder.»
Raison garder... Le juge a fait ce qu'il a pu, mais il est difficile d'expliquer à une opinion surchauffée que la décision est juste. Ce jour-là, c'est presque l'émeute, sur les marches du palais de justice de Bruxelles. Quelque 1500 personnes crient leur rage, quand l'arrêt sonne le glas du sympathique et maladroit Chestrolais qui avait tant recueilli leurs suffrages. Pour eux, qu'il soit un juriste approximatif, ça ne compte pas. A Liège, les pompiers sortent leurs autopompes. Il faut laver la justice, disent-ils. Ils s'y mettent, arrosant d'abondance la façade du palais de justice de Liège, tout étonné qu'on ose bousculer ainsi ses doctes habitudes. A Gand, des travailleurs débrayent, spontanément, dans leur usine de construction automobile. En guise de soutien aux parents des victimes, écoeurés.
Le 17, l'émotion est à ce point exacerbée que, côté politique, on sent la menace non d'une improbable insurrection, mais d'un éventuel futur raz de marée électoral aux conséquences imprévisibles. La Chambre vote l'instauration d'une commission d'enquête «sur la manière dont l'enquête, dans ses volets policiers et judiciaires, a été menée dans «l'affaire Dutroux - Nihoul et consorts». La bonne foi de quelques-uns de ses membres crèvera plus tard les écrans de TV. Malgré tout, certains subodorent qu'il s'agit surtout de capter l'émotion populaire. Les résultats seront à tout le moins discutables.
Côté maison royale, en tout cas, le message du 22 août est passé. Le Roi et la Reine organisent, le 18 octobre, une vaste table ronde avec, notamment, les parents des victimes. Ils resteront dès lors plus attentifs à leur sort.
Après la Chambre, après le Roi, la population prend la parole. On est le 20 octobre. Il sera historique. La parole? Tout est dans le contraste. La formule est facile, mais n'a jamais été aussi vraie: c'est dans un silence assourdissant qu'une foule immense défile dans Bruxelles. Les «parents» sont là, presque tous. Les Brichet, les Benaïssa, les Russo, les Lejeune, les Marchal et les autres. Ils auraient pu en appeler au sac de quelques artères de la capitale. Ils font le contraire, dans la dignité.
Contraste, encore: c'est la couleur de l'innocence et de la pureté qui domine en ces temps de noirceur. Vêtements blancs. Parapluies blancs. Ballons blancs. L'espoir contre la réalité. La vie contre la mort. Le beau contre l'horreur. Sont-ils vraiment 300000 dans les rues de la capitale, comme l'Histoire le retiendra? Ce n'est pas sûr. Mais peu importe: depuis des dizaines d'années, la Belgique n'avait plus connu une telle unanimité. Nous y reviendrons.
(1) L'ancien avocat général bruxellois André Mazy, dans une carte blanche au «Soir» du 10 octobre 1996 restée célèbre, évoque dans le chef de M.Bourlet (et accessoirement du juge Connerotte, pour le «spaghetti»), «l'aboutissement d'un comportement de plus en plus irresponsable, et qui fait appel directement à l'opinion publique (...) Je ne peux pas imaginer qu'il n'y a pas, dans leur chef - l'explication psychologique, je ne la connais pas -, une sorte de provocation.»
Le 16 août 1996, le procureur du Roi de Neufchâteau Michel Bourlet (au centre) annonce la libération de Sabine et Laetitia. A sa gauche, le juge Jean-Marc Connerotte, qui sera dessaisi le 14 octobre suivant.
© La Libre Belgique 2004