Tragédie à l'Ecole technique de Kigali
Publié le 20-04-2006 à 00h00
ENTRETIEN
Cinéma et histoire - fût-elle très récente - sont des univers fort éloignés, et leur croisement n'est pas toujours une réussite exemplaire. Sorti sur nos écrans mercredi, «Shooting Dogs» s'en sort bien. Pour rappeler le début des événements qui ensanglantèrent le Rwanda à partir du 6 avril 1994, il se concentre sur ce qui s'est passé à l'Ecole technique officielle Don Bosco (ETO) à Kigali. Unité de lieu où, dès le début des violences, des Rwandais se sentant menacés sont venus se réfugier. Unité de temps, étendue jusqu'au départ des troupes onusiennes cantonnées, le 11 avril. Unité d'action, le destin des réfugiés et de ceux qui les ont protégés jusqu'à être obligés de les abandonner à leur sort. Tels sont les prémices d'une des plus grandes tragédies du XXe siècle: le génocide rwandais.
Cette tragédie, Luc Lemaire l'a vécue de l'intérieur. Au moment des événements, il était capitaine et commandait la centaine d'hommes - deux pelotons du régiment para-commando - cantonnée à l'Ecole technique officielle Don Bosco de Kigali, quartier de Kicukiro, au sud-est de la capitale. Ces troupes faisaient partie du bataillon belge de 350 hommes sous drapeau de l'Onu, intégré à la Minuar, une force d'environ 5000 hommes créée en octobre 1993 pour aider à l'application de l'Accord de paix d'Arusha signé par les parties rwandaises le 4 août 1993. Dans ce cadre, les troupes belges, cantonnées en plusieurs endroits de la capitale, devaient assurer une zone libre d'armes appelée KWSA, pour Kigali Weapon Secure Area, englobant la ville et s'étendant vers le sud. Dans cette zone se trouvaient les institutions de transition, le gouvernement en place et un bataillon d'environ 600 hommes du FPR, Front patriotique rwandais de Paul Kagamé, alors opposant, actuellement au pouvoir.
Luc Lemaire - capitaine Delon dans le film - a témoigné devant la Commission Rwanda en Belgique, et aussi devant le TPR à Arusha, lors du procès d'un Interahamwe génocidaire qui avait été actif dans «sa» zone. Ces témoignages, ainsi que le résumé historique du bataillon, ont servi de base au réalisateur britannique Michael Caton-Jones et donnent une partie de sa crédibilité à «Shooting Dogs». Si M. Lemaire, toujours sous les drapeaux aujourd'hui, accepte de revenir sur ces événements, ce n'est pas pour rectifier le propos du film qu'il ne fait que nuancer, mais parce que «la seule chose qu'on peut encore faire, c'est en parler, mais de façon active. Les témoignages doivent encore faire réfléchir et bouger les gens, qui ont toujours du mal à comprendre ce que nous avons vécu, pourquoi nous avons dû partir. En réalité, on a très peu parlé du génocide lui-même, et, en terme de responsabilité, on s'en tient souvent à des généralités, ou on la reporte sur des exécutants.»
Jusqu'au début des événements, la mission des militaires cantonnés à Don Bosco était de protéger certaines personnes impliquées dans le processus de transition, et d'assurer des patrouilles en coopération avec la gendarmerie locale, responsable du contrôle légal d'un véhicule par exemple. «On allait plusieurs fois par jour chercher deux ou trois gendarmes à la brigade locale, on les embarquait dans le camion, et on patrouillait sur les axes qui nous étaient alloués. Généralement, à la tombée de la nuit, nous établissions des check points le long des grands axes de façon à contrôler les véhicules qui entraient dans la zone.»
Peu après que l'avion du président Habyarimana eut été abattu, le 6 avril, il a été demandé aux troupes de rester dans les cantonnements, puis de recommencer les patrouilles dans la nuit du 6 au 7, pour tenter de stabiliser la situation. «Après beaucoup de discussions, nous avons obtenu qu'un gendarme monte dans le camion pour patrouiller à partir de 3 heures du matin mais, à partir de 5-6 heures, notre liberté de mouvement a été réduite par la présence de multiples barrages le long des grands axes, tenus, suivant l'heure, soit par les gendarmes, soit par les Forces armées rwandaises, soit la population, soit les Interahamwes» (extrémistes hutus).
«Très tôt, le 7 au matin, la radio a répandu l'idée que des Belges avaient abattu l'avion présidentiel, et un sentiment anti-Belge s'est développé dans la population. Quand on passait un barrage, on nous signifiait explicitement qu'on allait nous couper la gorge.» Comme cela apparaît clairement dans «Shooting Dogs», toujours le 7 au matin, la nouvelle se répand que 10 «mortiers» belges ont été capturés puis emmenés dans un camp. «On est restés quelques heures sans nouvelle, avant d'apprendre qu'ils avaient été abattus.» Dans le même temps, les réfugiés - essentiellement Tutsis mais aussi Hutus modérés - commencent à affluer en direction du cantonnement. Au départ, le commandement ne voulait pas de ces réfugiés, non pour ne pas les aider mais, d'une part, parce qu'ils allaient poser des problèmes d'efficacité aux militaires dans la réalisation de leur mission, d'autre part parce que les accueillir risquait de compromettre la neutralité de la Minuar. «Mais nous étions les hôtes des pères responsables de l'école, qui ont, eux, décidé de laisser rentrer les réfugiés; nous étions un peu piégés.» D'abord quelques centaines, puis plusieurs centaines.
Dans le cantonnement de l'Ecole technique, la vie s'organise. A l'intérieur du camp, les endroits où les réfugiés pouvaient se déplacer ont été limités. De cette façon, en cas d'attaque, il était clair que ceux à l'intérieur du dispositif étaient des réfugiés et ceux, en dehors, des assaillants. Devant l'afflux de déplacés, il a fallu en installer aussi à l'extérieur, sur le terrain de football, «encadrés par des secteurs de tir couverts par des armes automatiques, donc, si des Interahamwes avaient dû progresser vers le groupe, ils étaient dans le champ de tir de toutes les armes qui défendaient l'école.»
Soit des positions défensives tous les 20 ou 30 mètres, avec parfois des mitrailleuses lourdes.50 pour lesquelles, théoriquement, il fallait l'accord du Secrétaire général des Nations unies...
En même temps que se dessinait clairement la perspective de devoir quitter les lieux, pour regrouper le bataillon belge sur l'aéroport, s'est posée la question du sort des réfugiés. «Vers le 9 avril, je pense, on a entendu à la radio que le gouvernement belge ne parvenait pas à obtenir le changement de notre mandat et que donc, vraisemblablement, notre participation à la Minuar allait être revue. J'ai rassemblé les réfugiés avec l'aide du bourgmestre, qui m'a servi d'interprète. Je leur ai dit que, pour moi, le mieux était qu'ils se dispersent, de nuit, dans les campagnes, qui étaient à deux kilomètres, évitant ainsi les centres urbains à problèmes et les barrages.»
Avec le recul, cette décision paraît très surprenante, dans la mesure où l'on sait maintenant que les génocidaires avaient habilement installé leur dispositif autour du camp, mais à distance. Sur le moment même, ce qui se passait, «pour moi, c'était un problème de pillages lié à un changement, comme il y en avait eu au Congo quelques années auparavant. A l'époque, nous avions connaissance de luttes pour le pouvoir, mais nous n'avions pas conscience de la possibilité même d'un génocide.»
La perception que les militaires belges avaient des massacres était bien différente de celle que leur prête le film, montrant des centaines de cadavres le long des routes: «Lorsque j'ai fait une mission pour aller chercher un petit garçon qui avait disparu, je suis tombé sur la famille, ethniquement mixte, et j'ai vu ces gens alignés sur la pelouse, coupés en morceaux et criblés de balles. En sortant, on voyait de temps en temps des morts, pas des monceaux de cadavres.» Contrairement à ce que décrit «Shooting Dogs», le cantonnement lui-même n'est pas encerclé d'Interahamwes imbibés d'alcool et de chanvre, gesticulant Kalachnikov et machette ensanglantée à la main. «En général, les Interahamwes n'agissaient pas sous la portée de tir des troupes de l'Onu. On entendait des explosions de grenades et des tirs de petites armes automatiques se déplaçant autour du camp, donc on se rendait bien compte qu'il se passait quelque chose. Et puis on voyait de temps en temps des véhicules Interahamwes passant devant l'école avec du matériel volé, butin de pillages. Mais je n'ai jamais vu 10 Interahamwes avec des armes.»
Que faire donc des réfugiés? Les évacuer, alors qu'il n'y avait que 3 camions MAN à disposition? Cela impliquait un nombre de navettes d'autant plus risqué qu'un barrage se trouvait déjà là, à 1 kilomètre, sur la route principale vers le nord. Tenter de les transférer sous tutelle du FPR? Son bataillon avait, pour l'heure, trop à faire au centre- ville, pour pouvoir s'occuper de 2 500 réfugiés. «A partir du moment où la Belgique s'est retirée de la Minuar, le sort des réfugiés était scellé, on n'avait aucune solution.»
Le 11 avril, les troupes sous le commandement du capitaine Lemaire quittent le cantonnement de l'Ecole technique officielle pour rejoindre l'aérodrome, plus au nord, emportant tous les Blancs, y compris les religieux, qui étaient encore à l'école. «L'erreur la plus choquante du film est de montrer, quand nous sortons de l'école, deux ou trois cents Interahamwes devant la porte et applaudissant à notre départ. Si tel avait été le cas, notre attitude est incompréhensible. En partant, je savais que je laissais des gens en grande difficulté, mais je n'ai jamais imaginé qu'il allait y avoir un massacre et que tout le monde y passerait.»
Sachant l'axe routier direct bloqué par des barrages, le petit convoi a tout de suite obliqué vers l'est, puis vers le sud avant de remonter vers le nord. «Dans la manoeuvre, nous sommes repassés tout près de Don Bosco et, à aucun moment, on n'a vu des masses d'Interahamwes rentrer dans l'école comme cela a été dit», et repris dans le film.
«J'ai appris longtemps après qu'il y avait eu un massacre à Don Bosco. Le padre, l'aumônier militaire qui était avec nous à l'époque, a noué des liens particuliers avec les prêtres de là-bas. C'est par un témoignage des pères salésiens que j'ai été mis au courant.»
Regroupés à l'aérodrome, les militaires belges de la Minuar ont poursuivi leurs activités, au péril de leur vie, jusqu'à leur départ définitif, le 19 avril 1994. Notamment ceci: «A l'école française, nous avons embarqué des Rwandais qui cherchaient à être évacués; on les a mis dans le fond du camion, camouflés sous des bâches. On s'est fait arrêter par un lieutenant appuyé par une mitrailleuse lourde. J'ai débarqué avec mon arme en disant que nous rentrions au camp et que c'est nous qui nous chargions du contrôle de l'aérodrome, et nous sommes passés.»
Goutte d'eau dans un océan de sang, mais que pouvaient-ils faire d'autre? L'une des clés du drame est la totale ignorance de la possibilité d'un génocide. «Je pense que l'information sur la possibilité d'un génocide a été mise de côté parce qu'il n'aurait pas été cohérent de dire qu'il y avait un tel risque tout en n'envoyant que 350 hommes.» Et de mettre en cause non seulement l'Onu, mais aussi le gouvernement belge de l'époque, surtout Willy Claes, alors ministre des Affaires étrangères. «En prenant la décision de retirer les troupes, il a, avec le gouvernement, une responsabilité directe dans ce qui s'est passé. On nous a mis dans des conditions abominables, qui nous ont amenés à faire des choses abominables, et tous ceux qui étaient responsables évitent d'en parler. C'est ça qui est honteux.»
Durant la Deuxième guerre mondiale, les parents de Luc Lemaire ont sauvé quelques juifs. Le film en fait mention d'ailleurs, même si cela s'est passé dans la région namuroise et non pas à Malines. «Depuis 60 ans, on entend des «plus jamais ça» avec la main sur le coeur et, là, il y a 12 ans, on avait justement l'occasion d'intervenir pour empêcher que ça recommence. On n'a pas agi, on a laissé faire avec une hypocrisie fondamentale.» De cette tragédie, la leçon a-t-elle été tirée, notamment dans l'analyse de la situation et des mesures à prendre au Congo?
Film «Shooting Dogs», actuellement sur nos écrans.
© La Libre Belgique 2006