La vérité sur le krach boursier
Le 4 décembre 1928, le président Coolidge adressait son dernier message sur l’état de l’Union au nouveau Congrès assemblé. Dressant le bilan de ses six années de présidence, il proclamait : "Aucun Congrès des États-Unis jamais réuni, en examinant l’état de l’Union, n’a eu de perspective plus agréable que celle qui apparaît aujourd’hui. A l’intérieur règnent la tranquillité et la satisfaction et le record du nombre d’années de prospérité. A l’extérieur règnent la paix et la bonne volonté tirées d’une compréhension mutuelle".
Publié le 17-07-2010 à 04h15
Le 4 décembre 1928, le président Coolidge adressait son dernier message sur l’état de l’Union au nouveau Congrès assemblé. Dressant le bilan de ses six années de présidence, il proclamait : "Aucun Congrès des États-Unis jamais réuni, en examinant l’état de l’Union, n’a eu de perspective plus agréable que celle qui apparaît aujourd’hui. A l’intérieur règnent la tranquillité et la satisfaction et le record du nombre d’années de prospérité. A l’extérieur règnent la paix et la bonne volonté tirées d’une compréhension mutuelle".
Le 11 septembre de cette même année, Herbert Hoover, qui allait être élu président en novembre à une majorité écrasante, avait, lui aussi, affirmé : "Expansions et récessions se sont succédé d’une manière périodique depuis soixante-quinze ans Les remèdes incluent une meilleure organisation du crédit, une information prospective concernant la demande de produits industriels, le volume à produire, le recours aux travaux publics en période d’activité peu soutenue Grâce à la coopération établie entre les dirigeants de l’industrie, les banquiers et les administrateurs publics, nous avons en grande partie atténué le plus dangereux des désastres [le chômage] qui puisse frapper les chefs de famille. La preuve est dans le fait que nous avons eu, dans l’industrie et le commerce, une plus longue période de stabilité et une plus grande sécurité de l’emploi qu’à aucune autre époque de notre histoire".
On n’a pas manqué, depuis, de se gausser de cet optimisme affiché alors que se préparait la grande tempête qui reste dans nos mémoires comme la plus effrayante des crises. C’est qu’il est plus facile de repérer les signes avant-coureurs des catastrophes quand ils ont eu lieu. Comme l’écrit John Kenneth Galbraith, conseiller économique de plusieurs présidents américains, dans "La Crise économique de 1929" : "Prédire un désastre n’exige ni courage ni prescience. Il faut du courage pour dire quand les choses vont bien. Les historiens se font une joie de crucifier le faux prophète du Millenium. Ils ne s’attardent jamais sur l’erreur de celui qui a prédit, à tort, l’Apocalypse".
Comme toujours, en fait, le krach de Wall Street, en octobre 1929, est survenu au moment où on s’y attendait le moins, mais aussi au moment où le cycle "normal" de l’activité économique le rendait le plus probable. Comme l’avait fait remarquer l’économiste français Clément Juglar, au lendemain de la crise de 1857 qui avait frappé en quelques semaines les États-Unis, le Royaume-Uni et la France : "Les symptômes qui précèdent les crises sont les signes d’une grande prospérité; nous signalerons les entreprises et les spéculations de tous genres La crédulité du public qui, à la vue d’un premier succès, ne met plus rien en doute; le goût du jeu en présence d’une hausse continue [qui] s’empare des imaginations avec le désir de devenir riche en peu de temps, comme dans une loterie". Façon de dire que c’était la prospérité à son stade extrême qui était finalement le meilleur signe anticipateur du retournement de la conjoncture.
Exactement comme en 2007, où la crise financière a surgi au terme de cinq années de prospérité, marquées par une croissance économique mondiale forte, un emballement des prix de l’immobilier - dont la valeur était évaluée en 2006 à une fois et demie le produit intérieur brut (PIB) mondial contre moins des trois quarts dix ans plus tôt -, et une flambée des indices boursiers qui, de New York à Paris, ont enregistré une hausse de 200 % entre février 2003 et juillet 2007.
Exactement comme en 1973 où le "krach pétrolier" est survenu, observait Jean Bouvier, au moment où "les économistes les plus célèbres, les hommes d’affaires les plus responsables, les dirigeants politiques les plus raisonnables - les opinions, donc - pensaient que le monde économiquement avancé était entré dans l’ère nouvelle de la croissance sans crise".
Ce présent et ce passé proches nous invitent à scruter d’un œil moins critique la croissance des années 1920, pour mieux en comprendre les "déséquilibres", selon la formule consacrée des manuels, comme s’il existait dans l’histoire des croissances "équilibrées" !
Au lendemain de la croisade démocratique de la Première Guerre mondiale, les Américains avaient clairement le sentiment d’être entrés dans une "ère nouvelle", dont l’acquisition d’une automobile constituait sans doute le meilleur symbole. On en comptait 1 pour 77 habitants en 1913, 1 pour un peu moins de 5 habitants en 1930 : un taux que la France mettra quarante ans à atteindre. C’était aussi l’époque des gratte-ciel qui poussaient les uns après les autres, des banlieues en pleine croissance, de l’électricité, du téléphone et de la radio qui donnaient le sentiment à ceux qui vivaient ces "années folles" de s’être affranchis des pesanteurs et des freins de l’avant-guerre.
De 1922 à 1929, le PIB par tête d’habitant à prix constants s’accrut de 3,2 % en moyenne par an. Et la part des États-Unis dans la production industrielle mondiale, de 35,8 % en 1913, s’envola à 42,2 % en 1929, et à 84 % pour la seule industrie automobile.
Comme toujours, une vague de spéculation intense se greffa sur cette phase d’expansion économique. Elle se manifesta tout d’abord par un boom immobilier en Floride. En 1920, Miami n’était encore qu’une petite ville marécageuse de 30000 habitants. L’été suivant, sa population avait doublé, augmentée, il est vrai, de 25000 agents immobiliers ! Le principe de cet essor faramineux était simple comme un subprime. En Floride, la terre était partagée en lotissements à construire et vendue pour un règlement comptant de 10 % seulement. Avant d’avoir à verser le solde, elle pouvait déjà avoir été revendue avec un très gros bénéfice.
Charles Borelli, alias Charles Ponzi, qui avait déjà, avant la Première Guerre mondiale, effectué trois ans de prison au Québec, puis deux autres aux États-Unis, toujours pour escroquerie, faisait ainsi savoir qu’il lotissait, près de Jacksonville, un terrain d’une centaine d’acres (40 hectares environ), divisé en trois lots proposés à 10 dollars l’unité. Lots, qui, assurait-il, vaudraient 5,3 millions de dollars sous deux ans. En fait, le terrain était situé à 150 kilomètres de Jacksonville et la plupart des lots situés dans des terrains immergés et inconstructibles
Le mécanisme s’enraya à partir de 1926 quand un ouragan décoiffa des milliers de maisons et fit 400 victimes, permettant aux cultivateurs qui avaient vendu leurs terres à bon prix de les retrouver grâce aux nombreuses défaillances de ceux qui avaient "perdu leurs plumes" dans cette déconfiture. A cet égard, la Bourse semblait un placement bien plus sûr et sa hausse n’avait rien d’"anormal".
Entre 1926 et septembre 1929, l’indice général du cours des actions était passé de l’indice 100 à l’indice 225. Ce doublement sur trois ans est assez comparable à ce qui s’était déjà passé aux États-Unis de 1903 à 1906, ou en France de décembre 1997 à septembre 2000, sans que personne ne dénonce alors cette "folle exubérance". En 1925, la capitalisation boursière de toutes les actions cotées à Wall Street se montait à 27 milliards de dollars; en septembre 1929, elle atteignait 89 milliards - un peu plus de trois fois plus ! Un chiffre souvent repris par les historiens pour dénoncer la "folie" spéculative du marché boursier américain, alors que de 1991 à 2000, à Paris, la capitalisation boursière a été multipliée par 5,8 (de 264 à 1541 milliards d’euros) sans que personne, encore une fois, ne crie au casse-cou, même pas les socialistes au gouvernement de 1991 à 1993 et depuis 1997 !
Spécificité américaine toutefois : comme pour acquérir des terrains en Floride, il n’y avait nul besoin avant 1929 d’avancer la totalité du prix d’achat des actions pour entrer dans le temple du rêve américain. "Tel est le génie du capitalisme, écrit encore Galbraith. Là où une réelle demande existe, elle ne reste pas longtemps insatisfaite".
Dans l’affaire de la Floride, le trafic portait sur les "options". Ce n’était pas la terre elle-même qui était vendue, mais le droit d’en acheter à un prix donné. A la Bourse, le mécanisme était identique. Il suffisait d’acheter à crédit auprès d’un courtier, ou broker, un paquet d’actions, en n’apportant qu’une partie de leur valeur et espérer que le cours monterait et permettrait de rembourser l’emprunt tout en réalisant une confortable plus-value. Sous sa forme la plus courante, la transaction se faisait avec une couverture de 10 %, 90 % étant offerts à crédit à des taux de 7 % à 12 %. Une aubaine quand les plus-values atteignaient 39,2 % en 1927, puis 35,1 % en 1928. De leur côté, les courtiers empruntaient les capitaux dont ils avaient besoin auprès des banques, ravies de trouver des rendements aussi élevés pour des placements à court terme.
En mai 1926, le montant des prêts aux courtiers s’élevait à 2,7 milliards de dollars. Le 30 septembre 1929, il atteignait 8,5 milliards ! Jamais l’occasion de devenir riche sans travailler n’avait paru plus propice.
Pourtant, le 5 septembre 1929, Roger Babson, un statisticien dont les prévisions alarmistes avaient toujours été démenties, prédisait à nouveau un krach devant la XVIe Conférence nationale des hommes d’affaires réunie à Wellesley, dans le Massachusetts : "Je répète ce que j’ai dit, à la même époque, l’année dernière et celle d’avant : tôt ou tard, il y aura un krach qui touchera les actions les plus importantes de la cote et entraînera une baisse de 60 à 80 points de l’indice Dow Jones. Le beau temps ne peut pas durer indéfiniment. Le cycle économique est en marche, aujourd’hui comme par le passé. Le système fédéral de réserve a placé les banques dans une forte position, mais il n’a pas changé la nature humaine. Il y a plus de gens pour emprunter et spéculer aujourd’hui qu’à aucune autre époque de notre histoire. Tôt ou tard, un krach va arriver et il se peut qu’il soit colossal".
Depuis qu’on les mesure, les phases de hausse boursière ne dépassent jamais cinq ans; il n’y avait donc aucun risque à annoncer un krach qui, de toute façon, aurait eu lieu. Tant il est vrai que la régulation des excès a toujours été opérée avant tout par la main "morale" des marchés. Comme si les choix et les décisions de milliers d’individus finissaient toujours par corriger spontanément les "exubérances irrationnelles".
Aussi, en 1929, après cinq années de hausse consécutive, il suffisait d’un "rien" pour qu’un krach remette à la raison ceux qui pensaient que les arbres pouvaient monter jusqu’au ciel. S’il y a bien une chose à retenir en matière de marchés boursiers, c’est que la baisse succède inexorablement à la hausse. le système s’emballe Ce "rien" déclencheur fut peut-être, le 20 septembre 1929, la faillite des entreprises de Clarence Charles Hatry.
Devenue l’une des personnalités les plus prisées de la High Society londonienne, cet ex-petit employé d’assurances avait bâti un empire impressionnant, dont le point de départ avait été une chaîne d’appareils de photographie à sous (Photomaton). Dans l’histoire du krach, on peut penser que ce fait divers ébranla sérieusement la confiance des marchés, à Londres d’abord, puis à New York.
Le 22 septembre, les pages financières des journaux new-yorkais publiaient l’annonce d’une société d’investissement avec cette manchette accrocheuse : "Un marché haussier qui dure plus que nécessaire". Dans le message qui suivait, on pouvait lire : "La plupart des investisseurs font de l’argent dans un marché en hausse, seulement pour perdre tous les profits réalisés - et quelquefois davantage - dans le réajustement qui suit inévitablement". Le genre de propos qui peuvent jeter le trouble dans des milliers d’esprits. Le 11 octobre, fait sans précédent, le service des travaux publics du Massachusetts refusa à la compagnie électrique Boston Edison de partager ses actions, à raison de quatre pour une, et suggéra que la valeur des actions, "due aux agissements des spéculateurs" avait atteint un niveau où personne, à son avis "ne trouverait avantage à en acheter".
Le 20 octobre, en "une" du Times, on pouvait lire en manchette : "Actions en baisse, une vague de ventes engouffre le marché". Le 23 octobre, 2600000 actions changèrent de mains dans la dernière heure de la cotation et l’indice des actions industrielles perdit tous ses gains acquis depuis la fin juin.
Le 24 octobre enfin arriva le fameux Jeudi noir ! Ce jour-là, le marché était emporté par une véritable bourrasque : 12894650 actions étaient vendues, mais la baisse, qui avait atteint 22,6 % à midi, se limitait à 2,1 % en fin de journée. Après deux jours stables, le cycle baissier reprit le lundi suivant, le 28 octobre, où 9,2 millions de titres furent échangés dans un marché à la baisse de 13 %. Le mardi 29, le Black Tuesday, le volume échangé s’éleva à 16,4 millions de titres dans un marché qui baissa encore de 12 %. En ce mois d’octobre, Wall Street avait effacé les gains d’une année.
Une chute bien moins grave, pourtant, que celle qui a affecté en France le CAC 40 en octobre 2008. En un mois, en effet, la chute de l’indice (4032 à 3067) a ramené la Bourse de Paris à son niveau du 30 décembre 2002 (3063) ! C’est dire que pour être sévère, le krach d’octobre 1929 n’avait rien d’exceptionnel.
De fait, six mois après la bourrasque, en avril 1930, l’indice général des actions n’avait baissé que de 24,4 % par rapport à son plus haut niveau de septembre 1929. A cette date, un investisseur qui n’aurait pas cédé à la panique et aurait gardé ses titres, aurait même gagné 34,6 % depuis janvier 1928. En deux ans ! Par ailleurs, comme le remarque avec malice J. K. Galbraith, le taux de suicides pour octobre et novembre 1929 fut bien plus faible que durant l’été, quand la Bourse marchait merveilleusement bien.
A cette date, rien ne semblait vraiment distinguer la crise boursière de celles qui l’avaient précédée. En octobre 1907 déjà, un grand krach avait fait perdre en un an 40 % aux valeurs boursières, exactement comme en 2008. En 1920-1921, la chute des cours avait été identique. Rien de plus "ordinaire", donc. Dans les premiers mois qui suivirent le krach d’octobre 1929, aucun signe ne pouvait laisser croire aux contemporains qu’ils allaient connaître une crise économique exceptionnelle. Il faut d’abord avoir à l’esprit que les fluctuations cycliques de l’économie - dont la croissance des Trente Glorieuses, de 1945 à 1974, nous a fait perdre la mémoire - étaient à l’époque au cœur des réflexions des économistes.
Après Clément Juglar qui fut le premier, en 1862, à avancer l’idée de la périodicité des crises, de nombreux chercheurs, en France comme à l’étranger, s’employèrent à étudier systématiquement leur ampleur et leur périodicité. En 1917, l’université américaine d’Harvard installait le Harvard Committee for Economic Research pour mieux comprendre les fluctuations de la conjoncture. L’Allemagne en faisait autant en 1925 à Berlin. L’Autriche leur emboîta le pas en 1926, la Pologne, la Hongrie et la Belgique en 1928. Pour sa part, l’URSS disposait depuis 1921 d’un Institut de conjoncture dirigé par Nikolaï Kondratiev dépendant du Commissariat du peuple.
En France, les travaux des économistes Albert Aftalion, Jean Lescure et François Simiand, avant ceux d’Ernest Labrousse, avaient habitué les esprits à l’idée que ces perturbations de l’activité économique faisaient partie du cycle normal des affaires. Pour ces experts, la Bourse était l’endroit par excellence où les exagérations se développaient par amplifications successives et où des arrêts brusques conduisaient à des effondrements.
L’observation méthodique des crises antérieures les incitait à formuler l’hypothèse que la durée moyenne d’un cycle entre deux crises était comprise entre six et dix ans, le moyen terme de huit ans étant le plus fréquemment retenu.
Ingénieur de réputation mondiale, secrétaire au Commerce en 1921 et au fait des mécanismes de la vie économique, le président des États-Unis Herbert Hoover connaissait ces travaux. Et pour cette raison, il pensait que la crise amorcée en octobre 1929 serait même moins violente que celle de 1920-1921. Ainsi, la baisse des prix de gros avait atteint aux États-Unis 37 % en 1920-1921 et 9 % seulement en 1929-1930. De même, la production industrielle avait chuté de 25 % en 1920-1921, mais seulement de 17 % en 1929-1930. Enfin, le taux de chômage s’élevait à 14,2 % de l’emploi non agricole en 1930, mais il demeurait moindre qu’en 1921 (19,5 %) et qu’en 1908 (16,4 %).
Le chroniqueur français Pierre Meynial, qui suivait la conjoncture économique pour la célèbre Revue d’économie politique signalait également, dans la livraison de 1931, que le total des dépôts dans les banques américaines était passé de 53,8 millions de dollars, au 30 juin 1929, à 55,2 millions, au 31 décembre 1929 et à 54,9 millions, au 30 juin 1930. Le total des crédits était resté stable à 58,4 millions de dollars en 1929 pour passer à 58,1 millions l’année suivante
Crise de liquidité ? Un an après le krach d’octobre, la réduction des crédits, comme celle des dépôts, ne dépassait pas 6 %. Quant aux banques américaines, on en recensait 28257 le 31 décembre 1925, 24630 le 31 décembre 1929 et encore 21903 le 30 juin 1931. C’est-à-dire que le nombre de banques avait plus diminué pendant les années de prospérité (avec 3627 fermetures) que pendant les dix-huit premiers mois de la Grande Dépression (2727 fermetures). Du côté des employés, enfin, le salaire moyen horaire était de 0,57 dollar en janvier 1929, et de 0,56 dollar en décembre 1930 et en mai 1931.
Mais comme les prix de détail avaient baissé, le pouvoir d’achat avait augmenté pour ceux qui avaient gardé leur travail. Autant de statistiques connues des contemporains qui faisaient dire à l’observateur français : "Ce grand pays de 130 millions d’habitants, riche d’énormes ressources naturelles, magnifiquement équipé pour la production industrielle, à l’abri de tout conflit politique et militaire, pourvu d’un régime politique bien équilibré et d’une organisation sociale résistante, peut certainement trouver en lui-même les forces nécessaires à la reprise. Nous croyons même que c’est chez lui qu’elle se manifestera en premier, de même que c’est chez lui qu’est née la crise, et que l’Europe a plus à attendre des États-Unis que ces derniers n’ont à attendre des pays européens".
C’est parce qu’il partageait cette conviction que, en 1930, le président Hoover ne pouvait pas prendre les mesures que les experts d’aujourd’hui lui reprochent de ne pas avoir prises. Persuadé, comme il l’écrit dans ses Mémoires (1952), qu’il vivait "une récession cyclique normale mais avec la périodicité coutumière", n’ayant jamais lu Keynes dont la théorie ne prendra sa forme définitive qu’à partir de 1933, quatre ans après le déclenchement de la crise, le président des États-Unis se contenta de faire ce qui était coutumier en la matière.
Dès l’automne 1929, le Federal Farm Board, créé en juin, augmenta les crédits aux agriculteurs pour éviter une aggravation de la chute des prix. En novembre, le Président réunit en conférence des chefs d’entreprise parmi les plus représentatifs pour leur demander de ne pas réduire les salaires. Dans les jours suivants, il demanda aux gouverneurs de développer les travaux publics et au Congrès d’ouvrir une ligne de crédits de 700 millions de dollars, soit environ 1 % du PIB de l’époque - à peu près le même pourcentage que le plan de relance français de Nicolas Sarkozy fin 2008.
Toutes ces mesures furent balayées par les conséquences de l’ouragan qui dévasta l’Europe au printemps 1931. Une Europe toujours affaiblie par les effets dramatiques de la Première Guerre mondiale et où la conjoncture se dégradait fortement depuis 1928. En mai 1931, la faillite de la Kredit Anstalt, qui représentait 70 % du total du bilan des banques autrichiennes, emporte le système bancaire d’Europe centrale.
En juillet-août, l’Allemagne connaît à son tour une crise financière aiguë qui s’accompagne de la fermeture des Bourses de valeurs, d’un moratoire bancaire général et de l’instauration d’un contrôle des changes qui se généralise dans toute l’Europe centrale et orientale. Le 21 septembre 1931, fragilisé par l’accélération des sorties de capitaux, en particulier français, le gouvernement de Londres met fin à la convertibilité-or de la livre sterling. Il s’ensuit une crise des changes dans le monde, amenant les banques centrales à convertir en or leurs avoirs en dollars pour ne pas subir une nouvelle perte en cas de dévaluation américaine.
Ces événements plongèrent les États-Unis dans une dépression qui fit de l’année 1932 la plus tragique de leur histoire. Les dépôts dans les banques américaines, qui s’élevaient encore à 51,7 milliards de dollars le 30 juin 1931, s’étaient effondrés à 41,9 milliards un an plus tard. Les faillites des banques, jusque-là limitées, s’accélèrent au cours de la même période, avec 2857 disparitions entre les 30 juin 1931 et 1932, soit plus qu’au cours des trois années précédentes. La Bourse, qui n’avait perdu que 16,6 % entre janvier 1928 et janvier 1931, chuta de 67,8 % entre janvier 1931 et juillet 1932. Et le chômage, qui touchait 8 millions d’actifs fin 1931, en frappait 12 millions un an plus tard, soit 22,5 % de la population active
Hoover n’avait donc pas tout à fait tort d’écrire : "Si aucune influence externe ne nous avait frappés, il est certain que nous serions sortis sous peu de la dépression. Le grand centre de la tempête fut l’Europe. Cette tempête se mit en marche lentement jusqu’au printemps de 1931, date à laquelle elle éclata sous la forme d’un typhon financier. A ce moment-là, les énormes destructions de la guerre, les conséquences économiques du traité de Versailles, des révolutions, des budgets en déséquilibre, les dépenses d’armement fortement accrues, l’inflation, la surproduction gigantesque de caoutchouc, de café et d’autres matières premières engendrée par l’excès de contrôles artificiels du marché, et de nombreuses autres suites de la guerre, finirent par rendre inutiles tous les efforts qui tendaient à contenir ces forces explosives. Les blessures de l’Europe étaient si profondes que l’effondrement total de la plupart des économies européennes, au milieu de 1931, nous plongea dans des abîmes jamais vus ".
Certes, on peut contester ce plaidoyer pro domo qui exonère le président républicain de ses propres responsabilités dans l’aggravation de la crise nationale et internationale. Reste que la chronologie fine de la crise des années 1930 nous invite à sortir des pensées convenues et à ne plus attribuer aux seules défaillances du système libéral américain la responsabilité d’une crise qui doit aussi beaucoup à la folie nationaliste des Européens et aux conséquences de la guerre qui a ravagé l’Europe, sans que les États-Unis y soient pour quelque chose.
N’est-ce pas Keynes qui écrivait en novembre 1919 dans Les Conséquences économiques de la Paix, au lendemain de la désastreuse conférence de la Paix : "Que les États-Unis regardent les problèmes européens comme une source de complications, de troubles violents, onéreux et par-dessus tout incompréhensibles, et qu’ils soient donc, comme on le dit, très tentés de s’en débarrasser, on le comprend sans peine". Nul ne ressentait plus que lui combien il était naturel de vouloir rétorquer au manque de réalisme et à la folie des hommes d’État européens : "Pourris donc dans ta méchanceté, moi je poursuis ma route/Loin de l’Europe, de ses espoirs flétris/De ses champs de massacre et de son air impur". Une invitation à faire la part des choses, entre mouvements perçus et responsabilités partagées. Une invitation surtout à ne plus brandir à chaque fois qu’une crise secoue le capitalisme le spectre de la Grande Dépression.
Quelques mois avant la crise de 1929, tout le monde ou presque avait l’illusion de pouvoir gagner facilement de l’argent. Une illusion dont témoignait avec candeur cette jeune paysanne de Caroline du Nord dont la lettre, envoyée aux dirigeants de la Standard Oil quand l’action de la compagnie valait 71,75 dollars, fut reproduite dans le New York Times du 1er septembre 1929 : "Voudriez-vous, s’il vous plaît, me vendre une participation dans vos puits de pétrole de 4 dollars, pour commencer, puis prendre ce que ça me rapporte et rajouter aux 4 dollars, jusqu’à ce que ça atteigne pour moi une action de 50 dollars; si vous le voulez bien, faites-le moi savoir immédiatement. S’il vous plaît, répondez-moi immédiatement, afin que je sache que faire. Mais s’il vous plaît, rappelez-vous que si vous prenez mes 4 dollars pour commencer, je veux que vous gardiez ce que me rapportent ces 4 dollars, jusqu’à ce que le montant total de mes intérêts dans les puits de pétrole soit de 50 dollars. J’aimerais bien placer davantage dans vos puits de pétrole, si seulement j’en avais les moyens, mais je ne les ai pas, vu que je suis une jeune fille pauvre et que je travaille à la ferme avec ma famille et que j’ai loué mes services pour travailler le tabac, afin d’obtenir cet argent que je veux placer dans les puits de pétrole. Aussi j’espère que vous aurez bon cœur et que vous prendrez cette somme afin de m’aider un peu, et si vous m’aidez ainsi, j’espère que le Seigneur vous bénira pour tout; aussi répondez-moi bientôt pour de bon".
Pas besoin de préciser qu’émus par cette lettre, de généreux donateurs envoyèrent le complément permettant à cette jeune paysanne de devenir actionnaire de la Standard Oil.