Neutralité : "L’enseignant doit bricoler"

Fêtes religieuses, contestation de contenus scientifiques, refus de participation à des activités scolaires, prescrits alimentaires, racisme, sexisme, prosélytisme ( ), "autant de thèmes auxquels l’enseignant se trouve confronté tôt ou tard. Comment agir et réagir de manière neutre face à des élèves et des parents qui ne le sont pas et n’ont pas l’être ? Quelle attitude adopter, en particulier, devant l’intrusion du culturel et du religieux dans la sphère scolaire ? ( )".

Alice Dive

Publication Entretien Fêtes religieuses, contestation de contenus scientifiques, refus de participation à des activités scolaires, prescrits alimentaires, racisme, sexisme, prosélytisme ( ), "autant de thèmes auxquels l’enseignant se trouve confronté tôt ou tard. Comment agir et réagir de manière neutre face à des élèves et des parents qui ne le sont pas et n’ont pas l’être ? Quelle attitude adopter, en particulier, devant l’intrusion du culturel et du religieux dans la sphère scolaire ? ( )".

Nadia Geerts est maître-assistante en philosophie à la Haute Ecole de Bruxelles. Elle assure à ce titre la formation à la neutralité imposée depuis 2003 à tous les futurs enseignants du réseau officiel. Elle vient de publier un ouvrage sur la question cruciale de la neutralité de l’enseignement intitulé : "La neutralité n’est pas neutre !" Tour d’horizon avec l’intéressée.

Le décret de 2003 relatif à “la neutralité de l’enseignement officiel subventionné” stipule que toutes les universités et hautes écoles du réseau officiel ont l’obligation d’organiser une formation à la neutralité à destination des futurs professionnels de l’enseignement. En Belgique, on le sait, de nombreuses religions et convictions coexistent. Comment une telle neutralité de l’enseignement est-elle réalisable sur le terrain ?

En Belgique, il n’y a jamais eu de position tranchée à ce sujet. En réalité, on hésite encore entre une position qui serait davantage inspirée du modèle laïque français et une autre inspirée du pluralisme. En tant qu’Etat démocratique, la Belgique se doit d’être neutre. Mais de quel type de neutralité parlons-nous ici ? L’Etat est-il le plus neutre en ne reconnaissant pas les convictions des uns et des autres, en ne reconnaissant que des citoyens, que des élèves égaux entre eux (laïcité) ? Ou est-ce que l’Etat est le plus neutre en adaptant sa façon de faire et en considérant qu’une même règle ne peut pas valoir pour tous, parce qu’elle est plus difficile à appliquer pour les uns que pour les autres (pluralisme) ? Comment comprendre, en effet, qu’alors que 95 % des établissements scolaires de la Communauté française interdisent le port de signes religieux à l’école, ces mêmes établissements organisent, comme la Constitution belge le leur impose, des cours de religion correspondant à chacun des cultes reconnus ? C’est totalement paradoxal.

L’institution scolaire est donc loin d’être neutre…

C’est précisément le premier constat que je fais dans mon livre. L’école telle que nous la connaissons aujourd’hui ressemble très peu à ce qu’elle fut jadis, au XIXe siècle, ou à ce qu’elle est aujourd’hui dans d’autres pays du globe. L’école actuelle privilégie certaines valeurs telles que la coopération, le mérite personnel, le respect des droits de l’homme, de façon à former un certain type de citoyens. En cela, elle n’est pas neutre. Mais, selon moi, ce serait vraiment faire un mauvais procès à l’école que de lui reprocher de ne pas être neutre sous prétexte qu’elle privilégie certaines valeurs au détriment d’autres.

La non-neutralité de l’école n’est donc pas un problème en soi ?

Seulement sur certains points. Sur d’autres, cela peut s’avérer très problématique. Prenons un cas concret. Celui du calendrier scolaire. Est-il juste, en termes d’équité, que les élèves de confession catholique soient privilégiés par rapport aux autres, étant donné qu’ils ne doivent faire aucun effort pour pouvoir obtenir un jour de congé correspondant à leur religion ? La Pentecôte, l’Ascension, le Mardi Gras, ils les ont tous. Tandis qu’un élève juif ou musulman devra compter sur la bienveillance de son école pour espérer pouvoir se libérer pour une fête ou l’autre. C’est injuste. Cela ne correspond plus aux souhaits de la majorité de la population. Tout le monde est bien content d’avoir un jour de congé, entendons-nous, mais beaucoup se fichent éperdument que ce soit pour le Mardi Gras. Cela doit changer. Comment ? Soit en instaurant des jours de congé pour toutes les religions reconnues (version pluraliste), soit en évacuant toute dimension religieuse de la sphère scolaire (version laïque).

En faisant table rase de toute tradition ?

Non, attention, nuance, ici. Il ne faut pas tout jeter pour autant. Il y a des traditions comme le dimanche, la Noël, qui ne sont plus "cultuelles" mais qui sont désormais totalement ancrées culturellement. Beaucoup de juifs, de musulmans ou d’athées mettent un sapin chez eux à Noël. C’est un moment de réjouissance pour eux aussi. Il ne faut surtout pas tenter de tout raser, au risque de susciter finalement une haine envers une communauté. La polémique récente autour du sapin de la Grand-Place de Bruxelles illustre parfaitement mon propos.

Que voulez-vous dire ?

L’idée qui circule, notamment sur les réseaux sociaux, consiste à dire que parce que les musulmans ne "voudraient" pas d’un sapin de Noël sur la Grand-Place, on l’aurait remplacé par une installation électronique. C’est exactement le même genre d’histoire que ce qui s’est passé l’an dernier au palais de justice. La proposition de la fonctionnaire partait pourtant d’une bonne intention ! Elle ne voulait pas choquer les susceptiblités. Mais finalement, qu’est-ce que cela déclenche ? Une tempête d’hostilité et de haine envers l’islam et le monde musulman. Parce que les gens retiennent : "A cause d’eux, on n’a même plus de sapin." Encore une fois, à force de vouloir tout éradiquer, le risque est qu’on ne grossisse le sentiment de haine à l’égard d’une communauté.

Après l’école, quid de la position de l’enseignant ?

Malheureusement, le décret "neutralité" de 2003 ne donne aucune réponse à l’enseignant. Seulement des balises. Abandonné à sa seule subjectivité, le pédagogue se voit contraint de "bricoler" dans sa tentative de neutralité. Toute la tâche de l’enseignant réside ainsi dans l’équilibre à trouver entre le relativisme absolu consistant à accepter que "tout se vaut" - y compris l’excision et les mariages forcés par exemple - et l’impérialisme absolu de celui qui tient son seul point de vue pour valable. Il doit savoir jusqu’à quel point il doit tenir compte ou pas d’un point de vue, d’un rapport à "la vie bonne" qui n’est pas peut-être le sien dans l’organisation de sa classe.

Du “bricolage” pour tenter d’être neutre donc... Un exemple concret ?

Le cas des témoins de Jéhovah est saillant. Selon les croyances de ces derniers, ils ne peuvent fêter autre chose que Dieu. Autrement dit, pas de fête d’anniversaire, par exemple. Dès lors, comment le professeur doit-il réagir lorsqu’un parent d’élève ne veut pas que son enfant participe à une fête d’anniversaire ? Soit il adopte une posture "relativiste" en acceptant que l’élève ne prenne pas part à la fête et indirectement aux éventuels moments d’apprentissage (compter les bougies...), soit il estime que l’élève fera "comme on le fait chez nous" et opte pour l’option "impéraliste".

Enfin, vous évoquez à maintes reprises la notion “d’assignation identitaire” dans votre ouvrage...

C’est en quelque sorte l’autre facette du racisme. Certains enseignants, en pensant bien faire, s’obstinent à mettre en évidence l’identité ethnique d’un élève visiblement étranger. Ils croient ainsi valoriser sa culture, sa côté "venu d’ailleurs" mais l’élève en question n’en a peut-être aucune envie. " Ce n’est pas parce que je m’appelle Abdullah que je vais automatiquement manger des pâtisseries marocaines. Laissez-moi manger mon bavarois comme tout le monde." Ce sont aussi des erreurs que peuvent commettre certains enseignants... En voulant bien faire.

"La neutralité n’est pas neutre !", Editions La Muette, 157 pages, 15 euros.

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