Les eaux troubles du grand âge
- Publié le 03-03-2014 à 17h22
- Mis à jour le 03-03-2014 à 17h21
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Leur premier projet "Où les hommes mourraient encore" (2011) leur avait valu le Prix de la critique de la meilleure découverte. Aurelio Mergola et Sophie Linsmaux se mettent cette fois eux-mêmes en scène, et convoquent sur le plateau la vieillesse extrême, avec leurs personnages de Eddy et Beth, frère et sœur de 140 et 139 ans.
Leur idée : "travailler sur la vieillesse, mais en allant vers la fantaisie, le décalage, le trouble, l’improbable ; inventer un âge qui n’existe pas encore" . Cette question, glisse Sophie Linsmaux, "nous a récemment interpellés tous les deux, dans notre vie privée, de façon différente. Qu’est-ce qu’on fait de nos vieux ? Qu’est-ce que nos vieux font de nous ?" Une de leurs sources d’inspiration a été un reportage du photographe d’origine autrichienne Peter Granser sur Sun City, ville autogérée d’Arizona, fondée en 1960, et peuplée exclusivement de seniors. "La ville offre un panorama a priori séduisant : il fait beau, il y a des activités pour tous, des loisirs adaptés. Mais, en creusant un peu, on s’aperçoit qu’il y a des règles strictes. Les jeunes, par exemple, sont invités, peuvent visiter la ville, mais pas y passer la nuit, ni a fortiori y séjourner… C’est une exclusion établie des générations. Quels repères a-t-on, d’un côté comme de l’autre, dans de telles conditions ?"
Si le spectacle ne traite pas de ces questions de manière frontale, elles habitent ses concepteurs, de même que les paradoxes qui sous-tendent les façons actuelles de considérer l’âge. Le titre même, "Keep Going", dit ce souci d’aller toujours de l’avant, de "jeunesse à faire perdurer à tout prix, cet élan de vie qui parfois sonne un peu faux" . A Sun City, d’ailleurs, "on ne voit pas la déchéance, et la mort est cachée" , souligne Aurelio Mergola.
C’est un théâtre sans paroles que propose le tandem. Avec "un scénario, un schéma dramatique classique" . Avec des physionomies transformées par Florence Thonet, maquilleuse, et ses effets spéciaux. Avec la scénographie d’Aurélie Deloche, et la création sonore de Nicola Testa. Car, si les personnages ne parlent pas, "autour il y a pas mal de choses qui parlent : un DVD, la radio, les instructions d’un cours de gym… Ça parle ailleurs".
Le langage développé par Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola - avec la complicité de Sophie Leso pour la mise en espace et en mouvement - se passe de mots. "On aime construire nos images plutôt que de passer directement par la formulation. Les images sont plus riches de sens, et enferment moins que les mots."
"Ce qui parle, ce sont les objets, le décor, la transformation des corps, les gestes, la relation, l’enjeu. Les situations partent du quotidien avant d’être détournées. C’est comme un jeu de piste pour le spectateur; on met des indices partout sur le plateau… On veut le guider mais laisser la place pour qu’il vienne aussi avec son histoire."
Tout comme Aurelio (30 ans) et Sophie (32) ont construit "Keep Going" avec la leur, et leurs personnages en partie sur base de leur propre vieillesse - "un fantasme qui nous anime, et qu’on a le temps de projeter, de rêver" . Or, sous la forme de représentation du grand âge qu’ils ont établie, "il reste notre énergie jeune, d’où le trouble que ça crée parfois. On veut que le code soit assez clair, mais dans la partition physique ce n’est pas un état continu : ça surgit, par vagues" .
Quel est leur point de vue, à eux, sur cette vieillesse qu’ils mettent en scène ? "C’est plus une interrogation qu’une position , répond Sophie. Quelle place je laisse aux personnes âgées ? A quel point je me projette ?" Avec leur volonté "de mettre l’humain au centre du plateau" , les deux créateurs cultivent la question, la proposition - et ont envie notamment que "Keep Going" soit vu par des ados. "Je viens d’avoir 30 ans, mes parents en ont 60 , poursuit Aurelio. Des pages se tournent." Et si de loin en loin émergent des projets d’habitat groupé transgénérationnel, pour l’essentiel "il y a peu de relation. Chacun est sur sa route, en parallèle, et de temps en temps on jette des petits ponts, quand ça nous arrange… C’est ce cloisonnement, aussi, que nous interrogeons" .
M.Ba.
Bruxelles, Marni/Labo, du 11 au 22mars et du 1er au 5avril, à 20heures (sauf les jeudis et le samedi 22mars à 19h30). Soirées transversales les jeudis 13mars et 3avril. Séance scolaire ouverte au public le mardi 18mars à 13h30. Durée : 1h15. Infos & rés. : 02.639.09.82, www.theatremarni.com