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Que signifie le progrès quand il nécessite de défigurer une région ?Ils étaient deux frères qui partageaient tout. Mais l’aîné a repris la ferme familiale quand le second s’est envolé vers d’autres horizons - ce qui fut considéré comme une trahison : "La vie n’était donc pas assez intéressante ici ?"
Journaliste flamand travaillant pour Knack, notamment connu pour son enquête sur le trafic sexuel des femmes en Europe (Elles sont si gentilles, monsieur, paru en 1993), Chris de Stoop est né en 1958 à Saint-Gilles-Waes, au cœur des polders. C’est en témoin privilégié et concerné qu’il retrace le sacrifice de la région où il a grandi. Chris est celui qui a fui dès qu’il a pu - pour ses études, pour voyager. Ce qui n’empêche un attachement profond à la ferme familiale où il peut se retrouver lui-même. "Ceci est ma ferme", disait son frère, et ces mots en faisaient une forteresse inviolable. Que le développement du port d’Anvers menaçait.
Les anciennes fermes disparaissent de plus en plus. Les paysages des derniers polders de l’Escaut sont dénaturés. L’extension du port d’Anvers a été menée allègrement grâce à un système pervers de compensations écologiques. "Plus les verts revendiquent de terrain, plus cela fait l’affaire du port. En échange de la partie durable, ils peuvent démolir la nature ailleurs", dénonce un témoin. Des zones préservées sont donc créées artificiellement après défiguration des polders, après bannissement de l’homme qui y vivait de ses cultures. Impuissants, les habitants assistent à "la déshumanisation de la terre des polders". "Pourquoi n’écrit-on pas de livres sur ce sujet ?", l’interpellera plusieurs fois son frère.
Les manifestations, la résistance tenace dans le chef de certains, rien n’y changea. Les expropriations ont continué. Les familles n’ont eu d’autre choix que de mettre un terme à leur propre histoire. Autrefois, les générations se transmettaient une ferme autant qu’un paysage. Celui-ci change désormais d’année en année. Et c’est un patrimoine historique et culturel qui disparaît dans l’indifférence.
"Chacun, sans les autres, n’était rien, ils étaient inséparables. Maman, mon frère, la ferme, c’était un trio. Ensemble dans la réussite, ensemble dans le pétrin. Un seul lieu, un seul ‘chez soi’." Alors que le grand reporter qu’est Chris de Stoop se trouve en Haïti après le tremblement de terre de janvier 2010, les choses prennent une tournure inquiétante. Sa mère fait une mauvaise chute, son frère se retrouve seul à tout gérer. On devine les raisons qui l’on poussé à en finir. Sa mère, elle, a dû être placée dans une maison médicalisée. Chris est désormais seul pour veiller sur la ferme. À l’heure où il écrit son livre, il est devenu paysan à temps partiel, dernier gardien du patrimoine familial. "Je ne suis pas le dernier maillon de la chaîne. Je suis la pince qui la coupe", juge-t-il avec amertume. Sa nostalgie embrasse la famille, la ferme, les champs et les ruisseaux, la vie en plein air, tout ce qui a toujours existé et qui est en train de disparaître, une harmonie unique, "un tout cohérent où chaque chose avait sa place".
"Tout le monde nous laisse tomber." Chris se devait donc de prendre la plume. On sent le journaliste dans les témoignages recueillis avec un formidable sens de l’écoute, dans l’histoire, la sociologie, l’économie des lieux évoqués. Mais par la force des émotions (réelles mais contenues), le poids des convictions exprimées, la construction narrative, les souvenirs d’enfance, l’exploration du lien sensoriel avec la nature et l’attachement aux animaux qui y vivent, Ceci est ma ferme est une œuvre littéraire à part entière. Un inventaire avant destruction : depuis sa parution en 2015, la situation n’a pu que s’aggraver.Geneviève Simon
Ceci est ma ferme Chris de Stoop traduit du néerlandais (Belgique) par Micheline Goche Christian Bourgois 316 pp.,env. 20 €