La pudeur et le talent de Simon Wauters dans "Ashes to Ashes"
Publié le 25-09-2019 à 17h29 - Mis à jour le 25-09-2019 à 17h28
Loin des fastes et de la grandiloquence, tout en épure, vérité, physicalité, rage et désespoir contenus, Simon Wauters, du Who is Who Collectif, apporte sa pierre à l’édifice de la mémoire pour raconter, avec pudeur et talent, sous le regard toujours aussi inventif et exigeant d’Agnès Limbos, la tragique complexité des sondercommandos, ces unités de travail dans les camps d’extermination, composés de prisonniers juifs, en majorité, contraints de participer au processus de la "solution finale", de l’arrivée des déportés à l’enfouissement de leurs cendres. Celles sous lesquelles on a retrouvé, cachés dans trois gourdes, sous forme de trois récits, le témoignage, lyrique et poignant, de Zalmen Gradowski, mû par cet irrésistible besoin de laisser une trace avant son assassinat, de raconter. Pour qu’on n’oublie pas, que tout cela ne soit pas vain, qu’on puisse pleurer ses frères, que son nom soit un jour rappelé avec un soupir, par un ami, par un parent.
Un sujet bouleversant, traité, on s’en souvient, par Lászlò Nemes dans Le Fils de Saul (2015). Et tellement insoutenable qu’il a suscité plusieurs révoltes, un éternel sentiment de fraternité et une immense culpabilité.
Spectacle coup de cœur et coup de poing, créé au festival Émulation à Liège, en mars dernier, et qui s’ouvre à une longue vie, Ashes to Ashes vient de connaître les honneurs du Festival mondial des marionnettes de Charleville-Maizières. Après l’avoir découvert dans la Cité ardente, la directrice Anne-Françoise Cabanis, est sortie en larmes et a d’emblée intégré cette pépite dans sa programmation. Comme le feront probablement, la saison prochaine, les nombreux programmateurs présents à la Roseraie, mercredi dernier, lors d’une générale à la veille de Charleville, du festival de Neufchatel en Suisse et des Une fois d’un soir, le 28 septembre à Huy (cf. ci-contre).
Montagne d’argile
"Si un jour, cher lecteur, tu veux comprendre, tu veux connaître notre ‘je’, plonge-toi en ces lignes […] et tu comprendras pourquoi nous étions ainsi et pas autrement" écrit Zalmen Gradowski, né en Pologne, déporté avec sa famille au camp d’Auschwitz-Birkenau et, par ailleurs, cité par Lászlò Nemes dans son film.
Seul derrière sa montagne d’argile, Simon Wauters, habité, malaxe la terre, matériau amovible aux multiples possibles. Il l’ouvre en deux pour raconter la division voulue par les capos lorsqu’ils mirent fin, de la manière la plus radicale qui soit, à toute tentative de révolte. Des numéros criés au hasard, ceux des prisonniers appelés à aller "au bain". Des hommes que l’on déshabillera, qui transiront de froid. Impuissants, leurs amis, leurs frères les regardent partir, terrorisés, désireux de se jeter à leur cou et honteusement soulagés de ne pas faire partie des élus.
De cette terre qu’il épouse en musique, le comédien crée, sous les yeux des spectateurs, des personnages, minuscules et redoutablement attachants. Sous la lune ou à la lueur du souvenir, il leur donne vie, les déplace sur l’échiquier de l’abomination humaine. Il raconte avec les mots de Gradowski leur malaise, leur détresse, leur impuissance face à cette redoutable machination où tout est étudié en vue de la déshumanisation. D’un geste édifiant, à l’aide d’une spatule, il renverse le convoi dans un grand seau comme s’il s’agissait d’une benne à ordures.
Frères humains
Dans le récit choisi par Simon Wauters, Écrits I et II-Témoignage d’un sonderkommando d’Auschwitz, textes traduits du yiddish par Batia Baum, l’auteur raconte aussi le lien immense qui l’a uni à ses frères des 340 blocks, qui contenaient chacun 600 à 1200 personnes bien serrées, cette douleur de les perdre, plus grande encore que pour sa propre famille, tant ils avaient traversé l’innommable.
Au loin, on entend les bruits de bottes ou les chiens qui aboient.
Sur le plateau, Gil Mortio arrange ses compositions musicales en live, comme en dialogue avec le comédien, qui, de temps à autre, boit à cette gourde de fer-blanc tellement évocatrice, raccroche sa veste aux crochets, rêve à la nuit étoilée, saute sur la table pour mieux brandir l’histoire, frotte ses mains pleines de terre sur son tablier.
Sur son singlet apparaissent les images de prisonniers, plus suggestives qu’édifiantes. Il raconte ensuite l’envoi au four crématoire, les cheveux rasés qu’il fallait nettoyer et qui sortent d’un tube cheminée en ce théâtre d’objet qui prouve ici, à nouveau, et de manière particulièrement originale, son fondement, sa raison d’être, sa puissance puisée dans la sobriété, sa beauté lorsque s’ouvre une boîte à musique où s’allument autant de bougies que d’invités qui se reflètent dans le miroir pour raconter une nuit de fête, qui n’était qu’un rêve.
Jusqu’à cette dernière chanson, Who by Fire, de Leonard Cohen, qui dessine presque un point final à cette mise en scène à l’os d’Agnès Limbos d’une extrême précision. "Il y a d’abord eu un gros travail de coupes dans le texte, puis on voulait tendre à l’art pur" nous dit-elle à l’issue de la représentation. Jamais sans doute, cette grande dame d’objet, qui sort ici de son registre habituel, n’a fait preuve d’autant de talent. Chaque geste fait sens, tout est étudié, rien n’est perdu, dans cette forme intime, au plus près du cœur de l’art. Une partition sans fausse note.