Vincent Delerm, histoires parallèles
Chantre des petits riens significatifs, amoureux tendre et loufoque, le chanteur, qui a sorti un nouvel album, se retourne sur une vie d’artiste au long cours.
Publié le 04-12-2022 à 15h20
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Et si le parcours de Vincent Delerm, qui célèbre ses vingt ans de carrière en s’affichant des ballons à la main, le regard dubitatif et la mine papier mâché noces oubliées, n’était qu’une histoire joliment bancale, faite de petits ajustements pour que ça tienne debout, pour que ça tienne la route ? Si cet amoureux des imperfections sonores et des bouts de ficelle avait compris très tôt que les désaccords mineurs et les phrasés une note en dessous étaient simplement l’essence même du désir ?
Françoise Hardy lui a un jour envoyé une lettre furibarde. Déchirée par le fan répudié, puis re-scotchée, et finalement utilisée pour caler une table au restaurant, la missive a fini dans un camion poubelle. En marchant vers notre rendez-vous, on se dit qu’imprimée en regard des bafouilles élogieuses de Trintignant ou Modiano, elle aurait pu être l’alibi moqueur de notre interlocuteur, le salto rigolo du clown au regard triste. L’idée en tête, on pénètre dans les locaux de Tôt ou tard, label de l’artiste où s’entassent souvenirs professionnels et affectifs, sa femme Virginie y étant productrice. Ironie du sort, le bureau sur lequel on s’installe tangue et il faut que notre hôte glisse un CD sous le pied fautif pour remettre d’aplomb cette entrée en matière vacillante
Fanny Ardant et lui
En 2002, l'idylle que le délicat ténébreux imagine avec la photo de l'actrice le propulse vers les cimaises de la célébrité. Deux décennies plus tard, c'est une bande-son, sur laquelle le timbre adoré de FA déroule librement, qui lui souffle l'intitulé de Comme une histoire, méli-mélo rétrospectif où s'entrelacent titres inédits et archives. On y entend le rire légendaire de Rochefort, un Souchon surpris d'avoir, à Radio France, tenu les portes au Delerm stagiaire, les voix flûtées de ses fils désormais adolescents. Et même une inflexion rescapée de la Shoah, celle de Marceline Loridan-Ivens questionnant les passants dans un micro-trottoir : "Êtes-vous heureux ?" Le ciné et l'image sont l'univers de Delerm. Auteur d'un mémoire sur Truffaut à la fac de Rouen, il dit l'influence de Varda, Rohmer, de Broca. Ses chansons ont le scintillant du Super 8, l'élan d'un travelling de nuit ou le détaillé d'un panoramique à l'horizontal. Le magazine Elle l'a envoyé, il y a peu, chez des connus qui font l'actu, pour qu'il les croque à domicile en texte photos. Évidemment, il a songé à Ardant, mais la comédienne ne recevait qu'en extérieur, dans les arènes de Lutèce…
Normand plus que Kenyan
Hypermnésique, ce fils unique revient sans peine sur ses étés dans le Tarn-et-Garonne. Son vélo enfourché, il moulinait sur les traces invisibles de ses devanciers, avant une pause Orangina au bistrot du coin. "Typiquement des moments où il n'y a rien de concret, où tu ne sais pas qui tu es, ni ce que tu vas faire", analyse-t-il. Le reste du temps, c'était Beaumont-le-Roger en Normandie, les parents profs de français, les concerts gratuits à Louviers et les tournois de ping-pong, où il oscillait entre piètre régional et meilleur départemental. Il se souvient ainsi du tac-tac métronome des échanges et de l'odeur si particulière des gymnases. Quant à la phrase "J'ai couru comme un Kenyan" qui en 2006 n'avait pas surpris, elle lui a récemment valu quelques remarques, l'époque n'étant pas avare en supputations délirantes. Pince-sans-rire, il signale que "j'ai couru comme un Normand" n'aurait pas forcément convaincu.
Les soirs de concert
Pour capter son potentiel comique, il faut aller voir sur scène ce discret un peu schizo. Dans les salles, les rires fusent dès qu’il remue le substrat collectif par des noms propres en pagaille et des détails ciblés, les collèges Pierre-Brossolette ou Pablo-Neruda, les filles qui font des ronds sur les "i" à l’encre turquoise. Aujourd’hui, il avoue qu’être à côté de la plaque, vocalement aussi, reste son argument permanent. Sinon, il adore la décontraction de l’avant-spectacle, le piano qu’on accorde et les gens qui vont chercher des bières, ceux qui débarquent grâce à la gastro d’une voisine.
Les médias lui collent une étiquette nostalgique. Avec en filigrane, l'idée du "C'était mieux avant". Moulé dans un pull marin malgré la plume de chaleur qui chatouille la France, la houppe brossée haut, l'homme a le poil blanchi de ceux qui ne trichent pas. Myope astigmate, il revendique une certaine mélancolie aquarellée, à la manière des illustrations du dessinateur Jean-Michel Folon ou de Martine, sa mère. S'il n'a pas détesté la latence adolescente, jalonnée de plaisirs minuscules comme dans les écrits de son père, il n'est pas dans le regret d'un passé idéalisé. Il déteste les chouineurs, ceux qui disent "c'est dommage", voudrait citer Prévert comme Trintignant à Cannes : "Et si on essayait d'être heureux, ne serait-ce que pour donner l'exemple ?" Avant les lunettes, il évoluait dans un flou relatif, persuadé que tout était affaire d'adaptation. Monture sur le nez, il voit net, s'autorise des coups d'œil dans le rétro même s'il n'a pas de voiture, avance sur des routes saugrenues, sans thématiques établies.
Bazarder les mythes
À détailler ses carnets, couverts d'une écriture raturée, hérissée comme un encéphalogramme épileptique, on pensait que son œuvre naissait dans l'urgence. Or le chanteur se méfie de l'ivresse du génie nocturne et de la magie du jet instinctif. Lui s'efforce surtout de ne pas "rage quitter", terme de jeux vidéo qu'il a sans doute hérité de ses enfants et qui signifie abandonner la partie à cause d'un trop-plein de frustrations. En politique non plus, il ne déclare pas forfait. Sa sensibilité de gauche s'est accompagnée d'un refus du vote blanc au second tour de la présidentielle 2022.
"La première pelle, c'était en 5e, avec une fille de 3e. Avant, je me déclarais, mais ce n'était jamais réciproque. C'étaient plutôt les Cléret, les fils de celui qui tenait le garage Citroën, qui chopaient. Moi, j'étais sans doute un peu pâle", dit-il en souriant en replongeant avec humour dans le ressac des premières amours. Yves Simon, Souchon, Voulzy l'ont bercé de leurs houles sentimentales. En couple depuis vingt ans, propriétaire d'un appartement à Belleville avec vue sur le romantisme gris-bleu des toits parisiens, le quadra préserve son intimité en renvoyant à ses textes. Pour dresser sa carte du tendre, prière d'écouter les Amants parallèles.
Sortie de scène sans queue ni tête
À ses débuts, il a refusé l'Olympia et la couv' de Télérama. Il écoute le groupe Metronomy plus que Mon enfance de Barbara ou l'Amour en fuite de Souchon, constitutifs mais "trop impactants". Regrette de ne pas avoir racheté le tabouret du piano blanc de l'émission de Drucker, assise sur laquelle Nina Simone aurait fait pipi. Autrement, il préfère toujours les préparatifs à la fête, accrocher les guirlandes, gonfler les ballons. Même si, actuellement, il bombe le torse, promo oblige…