Stéphane Defraine, Bordelais d’adoption

Ancien président du syndicat des vins de l’Entre-deux-Mers, Stéphane Defraine livre ses impressions sur la crise des vins de Bordeaux.

Baudouin Havaux
Stéphane Defraine, Bordelais d’adoption

Après plus des trois-quarts de sa vie passée dans le vignoble bordelais, Stéphane Defraine, se sent plus bordelais que belge. Cependant quand on parcourt le site Internet du Château de Fontenille, largement inspiré par la bande dessinée et l’œuvre de René Magritte, il ne peut nier les liens qui le rattachent à la Belgique, dont il revendique toujours avec fierté la nationalité.

Il passe toute sa jeunesse à Beersel, entouré de champs de pommes de terre. À 19 ans, après une expérience peu concluante dans les amphithéâtres de la faculté des sciences économiques de l’ULB, il rencontre chez ses parents un jeune vigneron de Saint-Émilion qui vend du vin à son père, responsable des vins du Fina Club. À cette époque, la compagnie pétrolière belge vendait aussi du vin. Invité dans le Bordelais, il est rapidement séduit par la région, par la nature, par la convivialité du monde rural et l’activité des vignerons en contact avec la nature. Ayant trouvé sa voie, il poursuit une formation professionnelle de deux ans en viticulture et œnologie.

Son diplôme en poche, il est engagé comme responsable d’exploitation par la Château Montfort à Vouvray dans la Loire. Mais le Bordelais lui manque et en janvier 1982 il relève un nouveau challenge comme régisseur du Château Bauduc dans l’Entre-deux-Mers. Parallèlement à son activité de régisseur, il crée sa propre société de conseils et de gestion de vignobles pour des investisseurs étrangers.

Propriétaire et vigneron

Enfin à 33 ans il réalise son rêve et se porte acquéreur avec des partenaires belges du Château Fontenille à La Sauve, une propriété de 16 hectares au cœur de l’Entre-deux-Mers. Une propriété dont on peut retracer l’histoire grâce aux archives de l’Abbaye de La Sauve Majeure dont elle dépendait. Bien que perçu comme un original qui n’hésite pas à déroger aux méthodes conventionnelles et assez conservatrices de vinification bordelaise, il s’intègre vite dans le vignoble, où il est toujours bien apprécié par ses pairs. Grâce à ses relations, il parvient petit à petit à acheter parcelles et domaines à ses voisins pour porter actuellement à 63 hectares la surface de son Château.

Stéphane Defraine avoue qu’il avait l’avantage de ne pas subir le poids du passé. Sans origine vigneronne, sans habitude ni tradition, il a toujours eu les coudées franches pour élaborer des vins différents, plus pointus, qui correspondaient mieux aux goûts des nouveaux consommateurs. Il aime à répéter qu’il a toujours eu comme obsession de mettre le consommateur au centre du débat. Depuis trois ans sa fille Macha l’a rejoint au cuvier et dans la vigne pour signer avec son père de nouvelles cuvées.

Vers le bio

La conversion en culture biologique n’a pas été simple. La transition s’est effectuée en trois phases de 20 hectares, et finalement cette année l’intégralité de la propriété sera certifiée en agriculture biologique. Cette reconversion, bien qu’ayant un impact financier important, n’était pas une option mais une évidence qui a eu comme impact concret d’attirer une nouvelle génération de collaborateurs qui souhaitent travailler dans un environnement sain.

Preuve de son engagement et de son intégration, Stéphane Defraine a assuré la présidence du syndicat des vins de l’Entre-deux-Mers de 2004 à 2014. Le premier Belge à la tête de cette institution qui a été obligée de modifier ses statuts pour permettre à un non-Français mais bien à un Européen de prétendre à cette fonction.

Ce n’est un secret pour personne, les vins de Bordeaux sont en perte de vitesse. Victimes depuis une décennie du "Bordeaux bashing" les producteurs bordelais sont confrontés à un désamour de leurs clients traditionnels. Quelle est l’origine de cette crise des vins bordelais ?

Pour bien comprendre les spécificités bordelaises, il faut remonter de plusieurs siècles. Il y avait d’un côté des vignerons dont la mission était de produire du vin et de l’autre les négociants chargés de le vendre. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, Bordeaux était anglaise et que ses vins n’étaient pas vendus en France mais dans le nord de l’Europe. Cette manière de travailler coupait littéralement tous contacts entre producteurs et consommateurs, contrairement aux vignobles situés sur le couloir rhodanien reliant l’Italie au nord de l’Europe, qui étaient en permanence visités par les marchands avec qui ils échangeaient. Par conséquent, ayant très peu de retour du client final, les producteurs ignoraient quel type de vin il fallait élaborer pour satisfaire la demande finale.

Les choses ont évidemment changé mais pas si rapidement que ça. Je me rappelle que quand je me suis installé à Fontenille, il y a 35 ans, la première chose que j’ai fait, c’est d’installer le long de la route un panneau sur lequel j’avais mentionné "Vente Directe". C’était la première fois que l’on découvrait ce style de message dans la région. Mes voisins m’ont regardé d’un drôle d’œil, certains m’ont fait comprendre que ça ne se faisait pas. Aujourd’hui 80 % des vins blancs d’Entre-deux-Mers sont vendus en bouteille et en direct sans passer par le négoce.

L’acquisition massive de propriétés par des banques et des compagnies d’assurances a provoqué la déshumanisation du vignoble bordelais, une frontière de plus entre le vigneron et le consommateur.

Bordeaux n’a pas vu venir les tendances et la demande des nouvelles générations à l’affût de vins plus fruités, plus souples, moins boisés, plus typés et véhiculant une image plus "fun", moins conformiste.

Le bordeaux est-il trop cher ?

Il ne faut pas confondre le prix des bordeaux avec celui des Grands Crus, qui sont devenus un marché de luxe, qui représente 5 % du volume et 30 % du chiffre d’affaires. Ce segment fonctionne très bien. Par contre l’augmentation des prix de 50 % certaines années a créé des frustrations chez les amateurs de bordeaux qui ne pouvaient plus suivre l’envolée des prix. Et il s’est propagé dans le subconscient des consommateurs que les vins de Bordeaux étaient trop chers, alors que 95 % des bordeaux présentent aujourd’hui un extraordinaire rapport qualité/prix. Le rôle un peu sournois de certains sommeliers et cavistes qui en ont profité en dénigrant Bordeaux, dans le seul but de se faire mousser, ne nous a pas aidés.

Quel est le rôle des interprofessions et des syndicats d’appellation ?

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le rôle des syndicats d’appellation et du CIVB n’est pas de défendre les producteurs ou les négociants mais bien la défense du terroir et du produit. De trop nombreuses décisions ont été prises sur base d’enjeux politiques à court terme pour contenter des producteurs et des négociants au détriment de l’intérêt des appellations avec une vision à plus long terme. L’avis du plus grand nombre n’est pas toujours le meilleur. Durant ma présidence du Syndicat de l’Entre-deux-Mers, j’ai introduit un nouveau règlement qui attribuait une voix par 5 hectares de vignoble ce qui donnait plus de poids à la défense des intérêts de la production.

Le CIVB (Comité Interprofessionnel de Bordeaux) estime que pour équilibrer le marché il faut arracher 15 000 hectares. Est-ce la bonne solution ?

C’est certainement une bonne solution, mais à court terme. D’autres solutions plus structurelles doivent accompagner cette mesure. Il faudrait segmenter l’offre en développant à côté des vins de prestige, le cœur de gamme avec des vins typés qui correspondent à la demande actuelle. Les consommateurs consomment moins, mais mieux et sont prêts à acheter plus cher si la qualité le justifie. Il faudrait sortir de l’AOC les vins produits de manière industrielle qui n’y ont pas leur place. Ces vins devraient être produits dans la catégorie de vins sans indication géographique. Il faudrait également augmenter les rendements sur la base d’une augmentation de la densité de plantation afin de garantir la qualité et la typicité des vins de Bordeaux. Il faudrait aussi encadrer et protéger la notion de "château" : Nous devrions imposer la mise obligatoire au Château qui doit être associée au nom du vigneron comme unique critère à cette dénomination.

Je pense enfin que les perspectives de sortie de crise ne peuvent sans doute pas passer par les organes institutionnels actuels. Aujourd’hui le négoce ne représente que l’élite des grands crus classés et ses marques de distribution, laissant seuls les acteurs indépendants. Il faut impérativement changer la gouvernance si nous voulons évoluer. Il est important de définir une stratégie ouverte et offensive à travers une organisation interprofessionnelle efficace, renouvelée et rassemblée qui respecte les particularismes de chacun et tienne compte des nouveaux équilibres commerciaux des vins de Bordeaux.

Certains journalistes, surtout en France, ont soulevé la problématique de l’usage intempestif de pesticides à Bordeaux. Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Vous faites référence à l’enquête de cash investigation qui s’est focalisée sur Bordeaux parce que c’est le vignoble le plus important de France, mais elle aurait pu la réaliser dans n’importe quelle région et malheureusement c’est tombé sur Bordeaux.

Bordeaux a réalisé cette dernière décennie une véritable révolution écologique. On utilise aujourd’hui trois fois moins de pesticides qu’en 2013, et 75 % du vignoble bordelais est en démarche environnementale certifiée. Demain ce sera un prérequis pour 100 % des producteurs.

Face au réchauffement climatique l’introduction de nouveaux cépages pourrait être une solution ?

Même si ma réponse semble écologiquement incorrecte, j’estime que le réchauffement climatique a été profitable à Bordeaux. Nous produisons des raisins bien mûrs et des vins plus souples et moins tanniques.

Personnellement je ne vois pas la nécessité d’importer des cépages portugais. Nous avons ici des cépages adaptés à notre terroir comme le cabernet sauvignon, le cabernet franc, le malbec ou le petit verdot.

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