Les amours contrariées de Pékin et Moscou
En février 2022, Russes et Chinois ont voulu sceller entre leurs deux pays une coopération "sans limite". La guerre en Ukraine a rapidement réduit cette ambition à néant. Un an plus tard, la Chine reste prisonnière d’un choix qui paraît bien malheureux.
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Publié le 12-02-2023 à 19h21 - Mis à jour le 12-02-2023 à 18h49
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La guerre en Ukraine a-t-elle modifié les équilibres géopolitiques qui lui préexistaient ? On inclinerait à le penser en considérant l’alliance que la Russie et la Chine ont scellée - ou prétendu sceller - dans les semaines qui ont précédé le déclenchement du conflit. La théâtralisation de cette manœuvre diplomatique, avec la présence de Vladimir Poutine en seul invité d’honneur à l’ouverture des Jeux olympiques de Pékin en février 2022, paraissait annoncer la constitution d’un bloc, dressé contre l’Occident pour lui dénier l’hégémonie qui fut la sienne depuis la disparition de l’URSS
En y regardant de plus près, cependant, les certitudes s’estompent. Une entente sino-russe était en place bien avant la crise ukrainienne. Déjà du temps de Boris Eltsine, quand la Chine a commencé à acheter en Russie les armes que les sanctions décrétées au lendemain de la répression de Tian’anmen, en juin 1989, l’empêchaient d’acquérir désormais en Europe ou en Amérique. Et plus encore depuis l’arrivée au pouvoir, à la fin de 2012, de Xi Jinping, qui a tissé une relation personnelle apparemment solide avec Vladimir Poutine. Les deux hommes communient dans un goût prononcé pour l’autoritarisme et le culte de la personnalité. Ils nourrissent une même hostilité à l’égard du monde occidental en général, et des États-Unis en particulier.
Que savait Xi Jinping ?
La nouveauté, en février 2022, était donc moins la création d'un front russo-chinois que la consolidation d'une solidarité déjà éprouvée (notamment à travers des votes convergents au Conseil de sécurité des Nations unies, sur la Syrie ou l'Iran par exemple). Le communiqué conjoint publié par Xi et Poutine proclamait ainsi que la coopération entre les deux pays serait désormais "sans limite". La question qui taraude, toutefois, les experts depuis lors, est de savoir si, au moment de prendre cet engagement, le président chinois connaissait les intentions de son homologue russe à l'égard de l'Ukraine.
Il paraît vraisemblable que Vladimir Poutine ait informé Xi Jinping de son projet, sinon d'envahir l'ancienne république soviétique, du moins d'y mener une opération militaire - pour "protéger les droits" des populations russophones, pour annexer des territoires réputés prorusses, voire pour renverser le gouvernement en place. Bien que l'Ukraine fût un partenaire économique très important de la Chine, la chose pouvait sembler acceptable à Pékin. On y avait déjà entériné la conquête de la Crimée et les rapports sino-ukrainiens ne devaient a priori nullement pâtir de l'installation à Kiev d'un régime plus favorable à Moscou, au contraire.
Si les Chinois ont été avertis de l’intervention russe, ils ont dû manifestement se laisser convaincre qu’elle serait limitée dans l’espace et, surtout, dans le temps. Ils ont probablement dû escompter aussi une réaction occidentale qui n’irait pas au-delà de ce qu’elle avait été après l’annexion de la Crimée. Ils n’étaient certainement pas préparés à un conflit de longue durée et encore moins à la vigueur de la riposte des Américains et des Européens. La déroute de l’armée russe, qui plus est, a dû constituer pour eux une énorme surprise, qui pose la double question de la clairvoyance des communistes chinois (censés pourtant connaître la Russie mieux que n’importe quel autre pays) et de la qualité de leurs services de renseignement.
Un fâcheux précédent
Mutatis mutandis, la situation n'est pas sans rappeler, pour Pékin, la guerre de Corée. Sous la pression du Kremlin, la Chine avait déjà dû se résigner à prendre part, en 1950, à un affrontement qui venait au plus mauvais moment, alors que les deux priorités étaient pour elle de lancer la reconstruction du pays et d'achever la réunification nationale en évinçant le régime nationaliste de Taïwan - la première fut retardée et la seconde perdue à jamais. La Chine fut finalement contrainte de s'engager massivement dans le conflit pour empêcher l'impensable : l'arrivée des Américains sur sa frontière suite à la débâcle de l'armée nord-coréenne.
Pour Pékin, il est hors de question de répéter la même erreur. Certes, il n'a jamais été question d'envoyer des volontaires chinois se battre en Ukraine -, mais il a bien été envisagé par Moscou d'obtenir une aide économique, voire militaire. Or, tout semble indiquer que la réponse chinoise a été évasive, sinon négative. Plus le conflit se prolonge, plus l'embarras grandit à Pékin, l'annonce du 4 février 2022 sur une coopération sino-russe "sans limite" apparaissant à l'évidence comme une terrible erreur de jugement.
La Chine avait déjà sacrifié son honneur sur l’autel de cette alliance en reniant les piliers de sa doctrine diplomatique (la non-ingérence, garante du respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États) et en trahissant son allié ukrainien. Elle subit maintenant le coût politique et économique d’un choix qui la place du mauvais côté de l’Histoire, et cela tandis que la sortie calamiteuse d’une gestion chaotique de l’épidémie de Covid-19 génère de graves tensions dans le pays.
Désapprobation à l’Onu
Les distances que la Chine veut garder transparaissent dans son attitude à l’Onu. Elle n’y a jamais soutenu explicitement Moscou, refusant de se joindre au quarteron d’États parias (Biélorussie, Corée du Nord, Érythrée et Syrie) qui, seuls, ont voté, les 2 et 24 mars 2022, avec la Russie contre les deux résolutions de l’Assemblée générale condamnant l’agression. Sans doute s’est-elle tout autant gardée de désavouer explicitement le Kremlin en préférant s’abstenir plutôt que de voter les résolutions. Toutefois, dans le contexte d’une coopération censée être sans limite, cette position équivaut clairement à une désapprobation. Le camouflet fut encore plus cinglant quand la Chine ne mit pas son veto (comme la Russie), mais s’abstint de nouveau (comme l’Inde, le Brésil et le Gabon) lors du vote du Conseil de sécurité dénonçant, le 30 septembre, l’annexion de territoires ukrainiens. D’ordinaire, Pékin n’a pourtant pas d’états d’âme quand il s’agit de mettre son veto pour défendre la Corée du Nord, la Birmanie ou le Soudan, accusés de violer les droits humains ou le droit international.
Mauvaise humeur africaine
De manière plus générale, les votes sur la crise ukrainienne à l’Onu n’ont pas davantage montré un vaste ralliement anti-occidental derrière la Russie et la Chine. Deux tiers des 193 États membres ont voté les résolutions de l’Assemblée générale, tandis qu’une trentaine s’abstenaient. Parmi ceux-ci, on a noté avec intérêt une prépondérance de pays africains, mais on y voit moins un alignement politique ou idéologique que le fruit du clientélisme chinois ou russe, en même temps qu’une volonté de damer le pion aux anciennes puissances coloniales et, plus largement, aux pays riches que les Africains accusent à tort ou à raison de les abandonner.
Les anciennes républiques soviétiques du Caucase et d’Asie centrale ont aussi alimenté le réservoir d’abstentions, sans doute parce qu’elles sont déchirées entre deux logiques. D’un côté, la peur de subir un jour le même sort que l’Ukraine, alors qu’on prête au maître du Kremlin l’ambition de reconstituer l’URSS ou, à tout le moins, de restaurer la grandeur de la Russie. D’un autre, la crainte plus immédiate de s’exposer à des représailles, économiques notamment, en s’opposant frontalement à l’interventionnisme russe. Dans ce délicat exercice d’équilibrisme diplomatique, l’abstention était la seule option envisageable.
Le choix déroutant de l’Inde
Finalement, la position la plus étonnante aura été celle de l’Inde. Elle qu’on a si souvent pris coutume d’appeler "la plus grande démocratie du monde" a choisi le camp des dictatures russe et chinoise en s’abstenant de condamner l’invasion de l’Ukraine. Sans doute faut-il y voir un réflexe atavique imputable à la vieille proximité entre New Delhi et Moscou (alors que le rival pakistanais a toujours misé sur la protection de Washington). Sans doute l’Inde ne peut-elle pas non plus se permettre de s’aliéner le soutien du Kremlin, alors qu’un dangereux bras de fer l’oppose à la Chine, avec laquelle elle entretient, le long de leur frontière himalayenne, des contentieux territoriaux qui menacent à tout moment de les faire basculer dans la guerre.