Par Didier Eribon, plaidoyer pour une vieillesse digne
Didier Eribon de retour non pas à Reims mais à Fismes alors que sa maman va intégrer un Ehpad. "Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple" : un livre fort qui parlera à tous.
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- Publié le 02-08-2023 à 09h41
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En 2009, Didier Eribon publiait Retour à Reims. Après le décès de son père, le philosophe et sociologue était retourné dans sa ville natale. Sise dans un Nord qu'il avait quitté 30 ans plus tôt. Dans cet essai autobiographique, il retraçait l'histoire de sa famille en parallèle avec son propre parcours de transfuge de classe.
Avec Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple, le Parisien d'adoption se penche cette fois sur sa maman. Le titre contient tous les éléments du livre. Didier Eribon arrive à Fismes alors que sa génitrice, 87 ans, va intégrer un Ehpad (établissement pour l'hébergement des personnes âgées dépendantes).
Avec l’acuité de ses yeux de sociologue, Didier Eribon plonge dans le décor de cette commune de quelques milliers d’habitants en se focalisant sur la "Maison de la presse-librairie-papeterie-cadeaux". Mais pas seulement, il revient aussi sur un pont, théâtre de combats acharnés en 1918. Sa plume est précise, détaillée, jamais pesante.
Intime et tellement universelle
L'essayiste recontextualise ensuite la dégradation de l'état de santé de sa maman et la décision qu'ont dû prendre ses trois frères et lui-même de lui trouver une place dans une maison de retraite. Suite aux tergiversations de l'intéressée qui auront fait qu'elle n'aura pas pu intégrer "le studio d'une maison de retraite réservée aux personnes qui avaient conservé leur autonomie physique". Au stade de cette existence, l'histoire de la maman de Didier Eribon est peut-être intime, mais aussi tellement universelle. De celle à laquelle nombre d'entre nous aura été ou sera confrontée. La vieillesse d'un parent et l'inéluctable nécessité de le remettre entre de bonnes mains.
Avant (au siècle passé), quand les parents vieillissaient, ils partaient vivre chez (ou près de) leurs enfants. Avec ses frères, Didier Eribon a évoqué cette éventualité qui a assez vite été abandonnée. "Chez moi, c'est à Reims" revendique l'intéressée.
Auteurs de référence
Ce brillant essai, qui se lit comme un roman, l'intellectuel français l'a augmenté de nombreux extraits d'auteurs de référence - romanciers comme essayistes - qui parlent de la vieillesse : Simone de Beauvoir (La vieillesse, 1970), Norbert Elias (La solitude des mourants, 1982), Bohumil Hrabal, Bertolt Brecht, Albert Cohen, Aragon, Pierre Bourdieu, Patrick Chamoiseau, Yasushi Inoué, Yehoshua Kenaz,… Les morceaux qu'il a choisis le sont toujours à bon escient. L'intérêt d'une telle recontextualisation permet de mettre en lumière, tout autant qu'en perspective, une situation - celle des personnes âgées - dont le bien-être ne semble pas une priorité et est donc si peu pris en compte.
"La vie, ce n'est pas seulement la vie en bonne santé, c'est aussi la vie en mauvaise santé ; et la vie diminuée." Et quand certains vieux et vieilles renoncent à se battre et à déployer toute l'énergie nécessaire pour survivre, les gériatres français parlent de "syndrome du glissement" : "l'entrée dans une maison de retraite vécue comme un abandon". La maman de Dider Eribon aura tenu 7 semaines. Double abandon pour celle qui avait vécu 55 ans avec un homme qu'elle n'aimait pas et qui en avait rencontré un sur le tard qu'elle aimait mais qui s'éloigna d'elle quand elle commença à dépérir.
Sans fard mais avec forme
Vie, vieillesse… est aussi un livre qui pourra aider à comprendre le basculement des votes de la gauche ouvrière (Didier Eribon a grandi dans ce type de milieu) vers l'extrême droite. Il raconte tout (le racisme latent) - sans fard, mais avec forme. On le retrouve aussi se questionnant sur "sa désaffiliation socio-familiale" et son "affiliation politico-intellectuelle".
Avec son éloquent sens de la démonstration, Didier Eirbon clôt son ouvrage par une réflexion politique. Il se questionne : "Comment penser l'action de ceux et celles qui ne peuvent agir, la prise de parole de ceux et celles qui ne peuvent parler ?" Il avance alors le "nous". Une notion pour le moins galvaudée à notre époque.
--> ★ ★★ Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple | Essai | Didier Eribon | Flammarion, collection "Nouvel Avenir", 325 pp., 21 €, numérique 15 €