«Lumumba n'était pas notre problème»

Figure décidément omniprésente de notre histoire contemporaine, Etienne Davignon a aussi vécu les tourmentes de l'indépendance congolaise. D'où son audition, vendredi, par la commission d'enquête parlementaire sur l'assassinat de Patrice Lumumba.

PAUL VAUTE

Figure décidément omniprésente de notre histoire contemporaine, Etienne Davignon a aussi vécu les tourmentes de l'indépendance congolaise. D'où son audition, vendredi, par la commission d'enquête parlementaire sur l'assassinat de Patrice Lumumba.

Quelle mission a été confiée au jeune diplomate d'alors, «stagiaire errant», en duo avec son collègue Westhof? «Réconcilier Elisabethville et Léopoldville. Nous n'étions pas partisans de la sécession katangaise», pose d'emblée celui qui sera peu après chef de cabinet de Paul-Henri Spaak. Mais il lui faut aussi renouer avec les autorités congolaises et dans ce domaine, bien sûr, le chef du MNC n'est pas en odeur de sainteté: «Dans mes conversations avec les leaders congolais, je leur disais que pour revenir à des relations normales avec la Belgique, ce sera plus facile si M. Lumumba n'est pas Premier ministre.»

Pas question pour autant de voir dans les ex-colonisés «des marionnettes manipulées par des gens extérieurs», clame le vicomte: «On peut exprimer ses souhaits, ses analyses aux autorités congolaises. En fin de compte, elles font ce qu'elles veulent.» Les Belges n'ont pas décidé de l'arrestation du leader batetela et pas davantage de son sort ultérieur. En fait, il n'est même plus un sujet de discussion quand, les 10 et 11 janvier 1961 à Paris, Bomboko et l'ambassadeur Rothschild se rencontrent: «Dans mon souvenir, il n'y a rien. C'était pour nous un problème congolais», assure le témoin qui n'a pas trouvé davantage de traces dans ses archives déposées aux Affaires étrangères.

Les demandes d'accord pour le transfert à Elisabethville venues de Bruxelles? Elles sont envoyées parce que les Congolais pressent de les aider dans cette affaire. «Pour Rothschild et pour moi, c'est une mauvaise idée, un facteur de complication majeure», mais les hauts fonctionnaires ne sont pas toujours suivis par leurs chefs, «on a quelques précédents»... Cela dit, l'ancien commissaire européen invite à ne pas oublier que les acteurs du moment ne peuvent connaître la fin de l'histoire, qui est ici l'exécution sommaire des prisonniers au Katanga.

Lui-même et l'ambassadeur Carlier sont d'ailleurs toujours dans l'ignorance de cette tragédie le 5 février, près de trois semaines après, quand ils arrivent en mission à E'ville: «Nous l'apprenons en débarquant d'avion.» S'ils avaient su, ou si leur hiérarchie avait su, ce déplacement n'aurait pas eu lieu.

LE DERRIÈRE DE L'AUTRUCHE

Entendu comme témoin et non comme l'auteur d'une étude sur le sujet, Jacques Brassine a fait partie du Bureau conseil réunissant les Belges «katangais» sous la houlette du professeur Clémens. Lui aussi confirme que la Belgique n'a jamais eu l'intention de reconnaître le gouvernement d'Elisabethville. Aussi les relations se dégradent-elles dès août 1960.

Le clivage est total entre Bruxelles et les compatriotes assistant le gouvernement du président Tshombé, en particulier sur l'opportunité de livrer Lumumba à ce dernier. Quand on apprend son arrivée, c'est la consternation: «On avait l'impression que les choses allaient mal se passer... Notre seule faute, rétrospectivement, c'est de ne pas avoir subodoré que les choses allaient se passer si rapidement.»

Et l'auteur de «Qui a tué Patrice Lumumba?» (avec Jean Kestergat) d'ajouter: «Je peux vous donner un sentiment qui est horrible. A la limite, ce n'était pas notre problème. Je sais bien que rétrospectivement, c'est horrible. Ce n'était certainement pas le problème du professeur Clémens.» En termes moins crus, sur ce point précis, Etienne Davignon n'a pas parlé autrement.

Reste pourtant le propos désormais fameux du colonel Weber, conseiller militaire de Tshombé: «On le voulait, on l'a et on est bien emmerdé.» On le voulait? «Peut-être, nuance le témoin, mais en dehors de nos pieds, hein!»

Après les meurtres, des questions se posent sur la décision du Bureau conseil «de se taire dans toutes les langues», jugeant que ce n'est pas son rôle d'alerter le gouvernement, ou voulant «se protéger et protéger la Belgique». Ce qui nous vaut cet échange sans faux-fuyant entre le président de la commission Geert Versnick et le chevalier Brassine:

«- Au fond, vous avez fait la politique de l'autruche?- Pire encore. L'autruche, on voit encore son derrière qui est au-dessus.»

© La Libre Belgique 2001

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