"Un nœud gordien belge qui remonte à 14-18"

Laurence van Ypersele, historienne de l’Université de Louvain s’est notamment investie dans l’étude de l’évolution des perceptions de la Première Guerre mondiale dans l’entre-deux-guerres. Une période d’autant plus intéressante qu’elle a, selon elle, des conséquences dans les esprits les plus contemporains. A Douaumont, Sarkozy ouvre les cérémonies du 11 novembre 90è anniversaire de l'armistice, sans "Poilus" Témoignages vidéos de la guerreCe qu'en disent les blogueurs Blog: A propos de l'Armistice

CHRISTIAN LAPORTE
"Un nœud gordien belge qui remonte à 14-18"
©D.R.

ENTRETIEN

Laurence van Ypersele, historienne de l’Université de Louvain s’est notamment investie dans l’étude de l’évolution des perceptions de la Première Guerre mondiale dans l’entre-deux-guerres. Une période d’autant plus intéressante qu’elle a, selon elle, des conséquences dans les esprits les plus contemporains. Et notamment sur la crise communautaire récente. Une autre manière d’envisager aujourd’hui la guerre 14-18. Rencontre.

morer la Première Guerre mondiale et notamment le nonantième anniversaire de l'Armistice?

Oui et je suis très interpellée par le fait que contrairement à la Communauté flamande ni le niveau fédéral, ni la Communauté française, ne semblent vraiment se préoccuper du centenaire, dans six ans déjà, de l’éclatement de la grande Guerre. La Première Guerre appartient à notre passé et c’est même un moment fort de ce passé. Nous pourrions même profiter de l’occasion pour faire montre d’une certaine fierté.

En fait, la Belgique a vécu avant tout le monde une guerre totale d’occupation. Nous avons donc aussi droit à une petite place en terme d’Histoire mondiale. Sans parler de l’importance de connaître ses racines car comme le dit le proverbe, si tu ne sais pas où tu vas, sache au moins d’où tu viens... Enfin, se souvenir de la Première Guerre mondiale en Belgique nous permet de réfléchir en nuances sur les origines du véritable nœud gordien communautaire qui marque la vie politique depuis juin 2007...

Pourriez-vous nous expliciter cela?

La Première Guerre mondiale est vraiment la matrice de nos incompréhensions actuelles tout comme la Deuxième Guerre a aussi donné lieu à des visions très différentes qui continuent à peser sur les relations nord-sud actuelles.

Vous pensez notamment à la légende des soldats flamands qui, dans les tranchées, ont souffert et sont morts pour une cause qui n'était pas la leur?

Cette légende, comme vous dites, a démarré dès 1917 sous l’impulsion de l’activiste Raf Verhulst. A ce moment, ce mouvement plaidant pour une Flandre indépendante n’y était pas tellement apprécié. Mais la situation s’envenima lorsqu’on y ajouta un élément pourtant erroné de A à Z, que les soldats flamands avaient été commandés dans une langue qu’ils ne comprenaient pas. Quand on veut sauver sa peau, dix mots suffisent. Les soldats wallons qui parlaient eux aussi leurs dialectes n’auraient pas compris davantage ce que les officiers voulaient.

Des historiens flamands ont démonté la légende dans les années 1980 mais en 2008, un journal sérieux comme le "Standaard" la reprend encore et toujours. Quand vous vous penchez sur les statistiques des soldats morts pour la patrie, vous constaterez une légère surreprésentation des victimes flamandes de l’ordre de 9 pc. Mais la surreprésentation exacte serait plutôt de l’ordre de 3 voire 4 pc car nombre de soldats flamands étaient francophones.

Comment explique-t-on cela?

Il faut retourner aux débuts de l’invasion allemande. En 1914, pendant la guerre de mouvement, on continuait à recruter. La Flandre connaissait un certain retard: elle comptait moins de personnes éduquées et était aussi plus pauvre. Cette réalité sociale se répercuta dans l’armée: plus de francophones se retrouvaient dans la cavalerie et dans l’artillerie, là où les Flamands gonflaient les rangs des fantassins qui étaient aussi les plus exposés dans les combats. Mais ce mythe a, selon moi, une fonction symbolique qu’il faut essayer de comprendre même s’il est faux. Il y avait un fossé entre les soldats de la base et leurs chefs qui faisaient montre d’un paternalisme insupportable. Dan ses carnets, Jean Verhaegen, un grand bourgeois francophone, parle avec amour sinon adoration de ses hommes mais il y a comme une forme de mépris larvé.

Au fur et à mesure que la guerre avance, les Flamands se sont sentis de plus en plus humiliés comme Flamands, là où les soldats wallons réagissent en termes de différences de classes sociales. On était dans un univers où la mort était omniprésente. On n’avait droit à la parole que pour exprimer le deuil. Et les soldats flamands réagirent comme s’ils allaient tous mourir.

Qu'est ce qui vous fait jeter un lien entre la Grande Guerre et nos incompréhensions actuelles?

C’est le début de notre imbroglio actuel. Il faut partir du vécu du front et de celui de la Belgique occupée. Et de quelques données: il y a eu 40 000 victimes belges face aux 1 800 000 victimes allemandes et aux 1 400 000 victimes françaises. La Belgique occupée resta dans les esprits: elle était héroïque et martyre. C’était une image car chez nous aussi, il y eut un grand attentisme mais reste que le pays fut du camp victorieux qui au nom de la Patrie, au nom d’une cause sacrée s’est opposé aux Teutons, ces barbares abhorrés. C’est la Belgique du cardinal Mercier qui disait qu’il ne fallait pas admirer ceux qui n’ont que la force pour eux.

Le patriotisme n'était donc pas aussi évident?

La Belgique eut aussi sa zone grise. Il fallait bien vivre. Il y avait donc bien sûr des petits profiteurs de guerre. Comme ailleurs, tous ne restèrent pas purs. Des industriels ont continué à faire tourner les charbonnages mais l’occupant allait saisir une partie de la production. Chez les journalistes aussi, certains brisèrent leur plume mais d’autres reprirent le travail, se disant au service de l’information. Il y avait aussi des petits traîtres qui livrèrent des résistants. Et enfin, il y avait la trahison politique avec les activistes. Ils n’étaient pas nombreux, c’était une toute petite minorité flamingante qui se voulait apolitique et qui allait même refuser la main tendue de l’occupant. Je dirais que c’étaient plutôt des petites frappes comme le fameux Borms. Puis on a proposé de flamandiser l’université de Gand et la séparation administrative.

Ce que l’on sait moins, c’est qu’il y avait aussi une hyper-minorité d’activistes wallons installés à Namur mais les Namurois ne le savaient pas! Les activistes flamands n’étaient pas aimés par la population, c’est un euphémisme. Ils allaient donc proclamer unilatéralement l’indépendance de la Flandre mais le firent trop tard. Et en novembre 1918, ils durent s’enfuir poursuivis par la Justice belge mais aussi par la vindicte populaire.

On est loin là de l'image d'Epinal d'une Belgique rangée derrière le Roi-Chevalier...

La sortie de la guerre, grosso modo, du mois d’octobre 18 au mois de janvier 19, sera une période floue de reconquête. Le 11 novembre, les autorités attendent à Gand plutôt que de rejoindre Bruxelles où jusqu’au 15, 16 novembre, on assista encore à des violences impressionnantes entre Allemands, entre les troupes ralliées à la révolution et celles restées fidèles au Kaiser. Et ce ne fut pas l’apaisement après le départ des Allemands car la population se livra à des pillages et des violences contre ceux qui à ses yeux avaient perdu la guerre.

Les plus visés ne furent pas les activistes mais les profiteurs et les femmes. Triste préfiguration de ce qui allait se répéter à la fin de la Seconde Guerre: des femmes furent rasées selon le rituel des charivaris de l’Ancien régime. Rasées, dénudées et affublées de casques à pointe, elles furent transportées sur des carrioles et exposées aux lazzis du public.

Mais la Justice prit vite le relais?

Surtout en 1919. Elle s’en prit d’abord aux profiteurs puis aux activistes. Les plus détestés furent ceux qui avaient livré des héros. Mais si on les a condamnés, on ne les a pas exécutés. Il y eut autant de Flamands que de francophones.Par contre, il n’y avait guère de pitié pour les espions qui avaient trahi comme le Liégeois Douart. Le jury demanda l’exécution, ce que l’on ne fit pas pour Borms. Il y eut des pétitions jusqu’en Flandre occidentale pour qu’on le prive de sa vie. Albert Ier y était gagné aussi mais le Parti ouvrier belge était contre la peine de mort.

L'image des activistes évolua aussi?

A partir de 1921 et surtout après les accords de Locarno, l’aile la plus radicale du Mouvement flamand présenta les activistes comme des idéalistes sinon des prophètes! Pour eux, la méchante Belgique ne donnerait jamais rien à la Flandre. Et c’est ainsi que Borms fut idéalisé.

L'opinion va basculer à ce moment-là? Dans la presse, on lisait que la justice était lente mais ce n'était pas vraiment la réalité. Elle agissait et à partir de 1921, les interpellations pleuvent au Parlement pour défendre certaines petites frappes flamandes. Ce qui fit hurler les francophones de Flandre: on soupçonna les loyalistes d'agir comme les activistes. Ils se font traiter de flamboches parce qu'ils veulent une université flamande à Gand. Et on les amalgama avec l’université von Bissing... Cette fois, le Mouvement flamand se sentit visé dans son ensemble.

Dans les mentalités, il y eut des répercussions sur les héros de guerre? Ils ne furent quasiment plus honorés qu'en Belgique francophone. Qui sont ces héros? C'est le roi Albert, le cardinal Mercier, le bourgmestre de Bruxelles Adolphe Max, mais aussi les héros de Liège et de Dixmude, les généraux Leman et Jacques. On les glorifia de manière traditionnelle contrairement aux héros civils qui devaient, eux, mourir pour avoir cette reconnaissance. Ceux-là ont fait leur devoir civique jusqu'au sacrifice suprême pour le bien commun. Mais le simple héros n'était reconnu que mort. Il avait diverses formes: le soldat, le passeur, l'agent de renseignement. Il est intéressant de voir comment ils furent mis en avant. Les récits ne disent guère ce qu'ils ont fait mais on évoque leur mort sur le modèle de la Passion du Christ. On évoque leur procès et leur exécution en passant par les souffrances morales et les doutes comme Jésus à Gethsémani. Et on évoque leur dernière lettre où ils se préparent à mourir "sous la grâce de Dieu et de la Patrie". Face au peloton d'exécution, ils refusent le bandeau et sont descendus aux cris de "Vive le Roi, vive la Belgique!". Gabrielle Petit fut un tel modèle à l'instar de Joseph Ferrant, de Philippe Baucq. Petit et Baucq eurent une aura nationale mais on institua aussi des cultes plus locaux à des héros comme Franz Merjay à Ixelles, Omer Lefèvre à La Louvière, Oscar Lelarge à Huy.

Cette héroïsation a précédé les grands hommages nationaux comme celui au Soldat Inconnu?

Dès 1919, les héros civils ont reçu quatre hommages nationaux; on les exhuma pour leur donner des funérailles solennelles. C’est Anvers qui ouvrit la série en mars puis en mai, Schaerbeek honora Gabrielle Petit et deux autres héros, suivie un mois plus tard de Bruxelles qui rendit hommage à Philippe Baucq. L’année d’hommages se termina en décembre par Liège.Des cérémonies assez impressionnantes avec trois jours d’exposition des cercueils et la présence du cardinal Mercier, des membres de la famille royale et du gouvernement.

La Flandre avait lancé ces hommages mais cet esprit disparut dès 1920...

Il n’y avait pas de grands héros flamands qui pouvaient se couler dans le moule. Dès lors va se développer un modèle où intervint la victimisation. Ils n’étaient plus des héros belges mais des héros universels. La fraternité prima sur l’attachement à la Nation. Un cas typique fut celui des frères Van Raemdonck morts en mission à Steenstraete. La légende flamande dirait qu’ils avaient été retrouvés dans les bras l’un de l’autre. Les Flamands purent sy retrouver: ils étaient morts fraternellement pour une cause dans laquelle ils ne pouvaient se reconnaître. En fait, Frans Van Raemdonck aurait été retrouvé dans les bras d’un soldat wallon, Amé Fiévez. L’affaire fit l’objet de plusieurs études d’anciens combattants qui voulaient expurger la vision flamande mais, en 1932, le comité du pèlerinage de l’Yser avait obtenu que leurs dépouilles quittent le cimetière de Westvleteren pour la Tour de Dixmude. Mais les corps des frères et celui du soldat wallon étaient entremêlés. Le Mouvement flamand allait refuser d’associer Amé Fievez à son hommage.

L'on honora donc différemment les victimes du nord et du sud du pays?

Du côté francophone, on continua à produire des récits de héros nationaux là où la Flandre pratiquait l’héroïsation au nom de valeurs universelles. Mais elle en oublia du coup certaines! Une authentique héroïne originaire de Roulers, Marthe Speeckaert, rédigea ainsi ses mémoires en anglais ("I was a Spy") avec une préface de Winston Churchill. Cette femme exceptionnelle qui avait eu les plus hautes distinctions britannique et française mais aussi la Croix de fer allemande (car comme infirmière elle avait aussi soigné l’ennemi) ne fut découverte en Flandre qu’en 2000! Son livre avait été traduit en français, en roumain, en italien mais ne connut de version néerlandaise que sous l’impulsion d’un chercheur contemporain!

Ces différences de perception ne firent que croître...

La référence à la patrie n’a pas été vécue de la même manière. Parce que les grands héros étaient francophones mais aussi en raison de la présence des forces sur le terrain. Les Flamands étaient ainsi moins représentés dans les réseaux de renseignements. La Première Guerre mondiale fut un cas intéressant dans la mesure où on a pu remettre les souffrances de chacun à leur place. En fait, l’on renforça les différences de manière parfois virulente. Et on en a remis une couche pour la Seconde Guerre mondiale. En rendant la légende vraie en affirmant qu’il y avait plus de collaborateurs. Et plus ici avec un "ange" comme von Bissing mais dans l’environnement d’un régime odieux. La répression n’arrangea rien. On prétendit que l’on avait été plus sévère avec les Flamands mais les chiffres montrent le contraire. Et l’image fausse de l’entre-Deux-Guerres se répercuta sur la Seconde Guerre. Très vite même: ce fut la réaction des soldats wallons qui durent rester prisonniers en Allemagne alors que leurs collègues flamands pouvaient rentrer. Le malentendu se renforça autour de la question de l’amnistie comme après le premier conflit mondial. Et on en arrive alors aux incompréhensions actuelles.

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