Agnès Varda, une femme parmi les autres
Agnès Varda est un électron libre du cinéma. Et voila plus de 50 ans que cela dure, depuis "La pointe courte", tourné en 54. A l'occasion de la journée de la femme, La Libre Belgique vous propose un dossier éloquent sur la place des femmes aux XXIe siècle. Galerie photos: les femmes qui ont marqué leur époque Lues par la Terre entière Au Maroc, entre la théorie et la pratique Hommes et femmes à égalité
- Publié le 06-03-2009 à 00h00
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Agnès Varda est un électron libre du cinéma. Et voila plus de 50 ans que cela dure, depuis "La pointe courte", tourné en 54, le premier rôle au ciné de Philippe Noiret, monté par Alain Resnais, projeté par Jacques Ledoux conservateur de la Cinémathèque belge. L’œuvre d’un précurseur, ce qui vaut à Agnès Varda d’être affectueusement surnommée, la grand-mère de la Nouvelle Vague.
Electron libre, car Agnès Varda fait du cinéma comme personne, sa filmographie est une succession d’expériences et de prototypes. Il y a le cinéma commercial, le cinéma d’auteur, le cinéma documentaire et il y a le cinéma d’Agnès Varda, il ne ressemble à personne et résiste à toutes les classifications. Chaque film est un essai, petit, long, réussi, raté et parfois même culte comme ce "Cléo de 5 à 7", son deuxième long métrage de fiction en 62.
Il fait partie depuis de l’histoire du cinéma car il raconte, en temps réel, l’existence de Cléo, de 17h00 à 18h30. Pendant ces nonante minutes - le pseudo temps du film - cette chanteuse pré-yéyé attend avec angoisse des résultats médicaux et tue le temps en déambulant dans Paris, à pied, en taxi, en bus. Même si la caméra est sans cesse en mouvement, le regard, le cadrage est celui d’un photographe, qui s’amuse avec la lumière, à l’instar des impressionnistes, dans un film pourtant en noir et blanc. Et pour cause, c’est l’histoire d’une jeune femme lumineuse qui broie du noir.
Sa carrière est lancée, mais Agnès Varda ne rêve ni de gloire, ni de paillettes, elle ne pense que tracer son chemin singulier, original plutôt qu’expérimental, unique assurément, toujours à la recherche de nouvelles formes. Elle a marqué le documentaire avec son "Documenteur" et le public avec "Sans toit, ni loi", une fiction d’une sécheresse documentaire sur une jeune SDF qui vaudra un César à Sandrine Bonnaire.
C’était un portrait, un genre que Varda affectionne, et qu’elle n’a cessé de bousculer. Notamment avec la complicité burlesque de Jane Birkin dans "Jane B. par Agnès V." et bien sûr, celle de Jacques Demy dans son film le plus émouvant "Jacquot de Nantes". Demy - Varda, un sacré couple de cinéma. C’est au Festival de Tours, fin des années 50, que le futur réalisateur des "Demoiselles de Rochefort" avait remarqué cette petite bonne femme aux yeux pétillants, débordante de vitalité. Ils ne se quitteront plus jusqu’à sa mort 1990. Alors qu’il est condamné par la maladie, elle a eu l’idée amoureusement géniale de reconstituer son enfance, la période la plus heureuse de sa vie lorsque petit garçon, il bricolait des petits films d’animation.
A 80 balais, il était normal que cette photographe de formation se tire le portrait. C’est ce qu’elle fait dans "Les plages d’Agnès", un film qui enchante tous ceux qui l’ont vu et qui sort mercredi en Belgique. Par je ne sais quel miracle, elle semble s’adresser à chaque spectateur et chacun en ressort boosté. Bien que racontant sa trajectoire démarrant de Bruxelles en 1928, elle n’est jamais impudique car le miroir est braqué sur les autres autant que sur elle. Chez Varda, le cinéma ça se partage.
Que représente pour vous la "Journée de la femme" ?
C’est un peu la tarte à la crème. Parce que, pour les médias, cela consiste à questionner des femmes un peu en vue. Je ne suis pas une star, mais je suis un peu en vue. Pour moi, la "Journée de la femme", c’est la journée de toutes les femmes. On devrait en profiter pour interroger des femmes qui ne sont pas en vue. Moi, c’est facile, je peux parler aux journaux, à la télé quand je veux; mais si vous voulez faire un hommage aux femmes, allez parler à trois personnes dans votre rue, une immigrée, une femme riche, à la boulangère, à qui vous voulez, mais à des femmes qui n’ont pas beaucoup la parole.
Vous avez peut-être vu un de mes films qui s’appelait "Les glaneurs et la glaneuse". Je me souviens très bien que ces gens avaient besoin de logement, besoin de nourriture, mais ils avaient surtout besoin qu’on les écoute. Beaucoup de gens marginaux, démunis, en situation précaire, ont surtout envie qu’on les écoute. Il y a quelques jours, j’ai rencontré des gens dont la figure a été abîmée, et je sentais aussi leur besoin de s’exprimer.
Il y a vraiment beaucoup de femmes qu’on n’écoute pas, je ne parle pas des femmes à qui on dit juste de la boucler, de ces femmes qu’on cache sous une burqa, de ces femmes excisées parfois même par d’autres femmes qui perpétuent cette horreur. C’est très bien que les journaux s’intéressent à cette journée, mais c’est la journée de ces femmes-là. Moi, j’ai la chance de pouvoir m’exprimer tous les jours, parce qu’on m’a donné les moyens de m’exprimer. "Les plages d’Agnès", c’est le récit d’une vie de femme avec ses contradictions, ses complications, ses engagements divers. Moi, je suis dans la partie haute, non pas par richesse ou par célébrité, mais j’existe par mon art. Mais la journée de la femme, c’est la journée des femmes étouffées, des femmes humbles, des femmes qu’on n’écoute pas, je ne parle même pas des femmes battues, humiliées.
Quand on me parle de la "Journée de la femme", je me sens prise d’une véritable empathie avec des milliers de femmes à qui on cloue le bec toute la journée.
Vous avez souvent utilisé votre nom, et votre art pour mener des combats, au service d'autres femmes.
Oui, je suis une femme potiche, de celles qu’on veut mettre au premier rang dans les marches, dans le carré qu’on photographie. Mais moi je ne voulais pas, je disais toujours : j’ai envie de marcher avec des femmes que je ne connais pas pour faire connaissance. Je suis une femme privilégiée.
Pas forcément au départ. Votre indépendance, vous l'avez conquise.
Bien sûr. Et cela a été difficile parfois, j’ai conquis mon indépendance financière en faisant un travail qui n’a pas toujours rapporté tout de suite. Mais ce n’est pas un jour, qu’il faut se préoccuper des femmes, c’est le jour d’avant et le jour d’après, ce doit être tous les jours, la journée des femmes.
Tout de même, au cours de votre vie, vous avez constaté des évolutions.
Enormes. La plus importante est sans doute le contrôle des naissances. Cela a changé le monde. La naissance n’est plus une fatalité. Ma grand-mère a eu douze enfants et deux fausses couches. Je ne suis pas sûre qu’elle avait envie d’être enceinte tous les ans. Cette découverte scientifique, la contraception, l’éducation sexuelle - même si elle n’existe encore que dans trop peu de pays -, c’est très important. J’ai milité pour le contrôle des naissances, pour le planning familial, pour l’éducation sexuelle. Et c’est pas fini, c’est pas gagné, c’est pas suffisant. Mais, aujourd’hui, beaucoup de couples décident d’avoir un enfant, ce n’est plus une fatalité. C’est une énorme différence.
Et dans la profession ?
Quand j’ai commencé, j’étais un alibi, une petite femme qui faisait du cinéma. On m’a mis en avant parce que j’étais la seule femme dans la Nouvelle Vague. Mais moi, j’arrêtais pas de dire : les filles, apprenez tous les métiers, tous les métiers du cinéma. Aujourd’hui, il y a quantité de femmes réalisatrices, directrices photo, ingénieurs du son, monteuses. En France, beaucoup de femmes font du cinéma. Et elles sont reconnues quand elles font de l’argent comme Tonie Marshall ou Danièle Thompson qui réalisent des films à gros budgets, qui font beaucoup d’entrées. C’est là qu’on gagne la vraie reconnaissance de la profession, quand on rapporte de l’argent. Je n’ai droit qu’à une reconnaissance marginale.
Un César pour "Les plages d'Agnès", ce n'est pas marginal ?
Oui et cela me fait grand plaisir, le César du meilleur documentaire, je ne sais pas si "Les plages d’Agnès" est un documentaire mais il a eu un César. Le même jour que Yolande Moreau, je suis heureuse pour les Belges.
C'est avec vous qu'elle a tourné son premier film.
Oui, il s’appelait "Sept pièces, s.d.b., cuisine". Voilà aussi quelqu’un qui n’a pas réussi tout de suite, qui a dû conquérir son indépendance, qui a su attendre le moment où l’on comprendrait son talent. Entre-temps, elle a fait des enfants, elle a fait ce que font beaucoup de femmes.
Vous avez réussi toutes vos vies, de femme, de mère, d'artiste ?
Pas du tout. Il faut arrêter de dire des trucs comme cela. J’ai fait un travail qui a été apprécié. J’ai eu une vie d’artiste avec des difficultés. Et ce film que tout le monde aime, je n’ai pas fini de le payer. Et je cherche toujours de l’argent pour faire les choses que je veux. La vie d’artiste,ce n’est pas une vie facile, mais je suis favorisée parce qu’être artiste, c’est avoir tout le temps la possibilité de s’exprimer. Et le jour de la "Journée de la femme", ce serait bien d’entendre les femmes qu’on n’écoute pas. Je serais contente qu’à côté de cet article, il y ait une place pour d’autres femmes qu’on n’écoute pas souvent et qui ont quelque chose à dire aussi, à gueuler peut-être.
Pour ses 50 ans, Vanessa Redgrave a fait une chose formidable. Cette merveilleuse actrice anglaise avait acheté une double page de publicité dans un journal. Sur une page, il y avait une photographie d’elle au naturel, pas spécialement habillée ou maquillée. Et sur l’autre page, il y avait une ouvrière de 50 ans comme elle, qui avait travaillé 30 ans en usine. Elle avait l’air d’avoir 20 ans de plus. La représentation des femmes passe par cette exigence, de beauté, de jeunesse, de bonne santé. Et il y a des millions de femmes qui n’ont pas droit à cette image sympathique parce qu’elles font des travaux lourds, parce qu’elles mangent des patates tous les jours.