Le virage éthique d’Albert
La religion joue un rôle important à Laeken. Et pas seulement sous le règne de Baudouin. Ainsi Albert et Paola sont-ils également très croyants. Il est apparu durant la crise de l’avortement que leurs convictions avaient un impact considérable sur le rôle constitutionnel du Roi. Retrouvez l'intégralité de notre dossier "Monarchie" du jour dans La Libre Belgique de ce lundi. Ce lundi, de 12h à 13h, posez également vos questions à Martin Buxant, notre journaliste politique sur la monarchie dans le cadre de la série royale.Notre dossier monarchie
Publié le 22-03-2010 à 04h15 - Mis à jour le 22-03-2010 à 12h08
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La religion joue un rôle important à Laeken. Et pas seulement sous le règne de Baudouin. Ainsi Albert et Paola sont-ils également très croyants. Bien que les convictions religieuses de la famille royale relèvent en premier lieu de la sphère privée, il est apparu durant la crise de l’avortement que celles-ci avaient un impact considérable sur le rôle constitutionnel du Roi.
Ainsi, lorsqu’il succède à son frère comme chef de l’Etat, le Roi Albert est fermement décidé à suivre l’exemple de Baudouin. "Au début de son règne, explique Jean-Luc Dehaene, Albert était obsédé par l’exemple de son frère." Le responsable CD&V était Premier ministre au moment du décès de Baudouin et de la succession par Albert. "Il y avait à cette époque quelques propositions de loi, entre autres sur l’euthanasie, en cours de discussion. On pouvait facilement supposer que ces propositions allaient tôt ou tard arriver sur la table. Le Roi a exprimé ses préoccupations par rapport à cela. Sans que je puisse dire à quel moment, il a aussi dit qu’il ne signerait pas, si on le lui permettait. Et il a demandé s’il était possible de trouver des solutions alternatives".
Jean-Luc Dehaene prend la question très à cœur et met son cabinet au travail. Début 1995, il planche donc sur un projet de loi. Le Roi pourrait préciser, pour certaines lois sensibles, qu’il ne signe qu’en sa capacité de Roi et qu’il s’en distancie pour des raisons personnelles, sans devoir se motiver. Il résulterait donc de cela que deux sortes de lois coexisteraient : les lois habituelles et celles desquelles le Souverain s’est ouvertement distancié. Dehaene négocie donc cette solution en premier lieu avec les présidents de partis de sa coalition rouge-romaine. Mais son plan est de présenter cette solution à tous les partis - sauf l’extrême-droite et le parti de Jean-Pierre Van Rossem. L’objectif est que tout soit ficelé et approuvé avant les élections prévues en décembre 1995. L’avantage de cette proposition est qu’elle n’est pas liée à la Constitution et que l’on peut éviter toute la lourde procédure de révision de la Constitution. Le Palais s’oppose à un débat public sur ce texte, et cette proposition de loi reçoit donc l’appellation de "gentlemen’s agreement". Dans le texte, il est explicitement indiqué que les signataires de l’accord acceptent la proposition du Premier ministre Jean-Luc Dehaene "pour éviter tout incident lors de la sanction et de la promulgation des textes de loi ayant trait à des problèmes éthiques". Les signataires du "gentlemen’s agreement" s’engageaient en outre à défendre ce nouvel arsenal législatif à l’intérieur de leur parti et à éviter que leurs mandataires ne s’y opposent. Mais une fuite dans la presse crucifie l’initiative. "L’un ou l’autre plaisantin trouva apparemment nécessaire de laisser filer le texte de l’accord. Nous vivons dans une "société de la fuite", poursuit Dehaene. Aujourd’hui, l’ancien Premier ministre reconnaît que ce fut un travail très difficile. "A la fin, le Roi s’est montré moins pressant à ce sujet et je n’en ai moi-même plus parlé", explique-t-il.
L’initiative de Dehaene prouve combien les thèmes éthiques sont très sensibles et cruciaux pour Albert. Le Roi est même préparé à payer un lourd tribut pour pouvoir marcher dans les pas de son frère. "Il n’y avait aucune opposition du Palais royal pour revoir à la baisse le rôle du Roi, et le laisser évoluer en direction du modèle de la Monarchie suédoise, relève Jean-Luc Dehaene. C’est quelque chose que le Roi a demandé lui-même afin d’éviter d’avoir à se retrouver dans la même position que son frère durant la crise de l’avortement." Les raisons pour lesquelles ce sujet n’est pas revenu au premier plan sur l’agenda politique les années suivantes sont simples, selon Jean-Luc Dehaene. Parce que personne n’en a fait explicitement la demande. "A partir du moment où aucun problème ne se pose, il y a eu peu de monde pour être le moteur de cette réforme. C’est tout à fait comme les discussions au sujet du protocole, on reçoit immédiatement ce feed-back : est-ce que c’est bien la priorité du moment ?"
Avec l’arrivée de la coalition arc-en-ciel et le gouvernement Verhofstadt I, la nervosité est de retour à Laeken. C’est que pour la première fois en un demi-siècle, les démocrates-chrétiens ne font pas partie du gouvernement. Et la coalition arc-en-ciel fit rapidement savoir qu’elle entendait réaliser quelques avancées sur le plan éthique A la fin de l’année 1999, les six partis de la majorité présentèrent ainsi une proposition de loi visant à dépénaliser l’euthanasie. Dans ses contacts avec les membres du gouvernement, Albert fait à nouveau part de ses préoccupations. "Pendant une audience, il m’a demandé ce que je pensais de la proposition de loi sur l’euthanasie, raconte un membre du gouvernement. Et il m’a fait remarquer qu’il n’y était pas vraiment favorable "
Exactement comme cinq ans auparavant, le Souverain tâte le terrain afin de voir de quelle manière une solution alternative pourrait être trouvée. "Quand il m’a fait part de ses doutes et de sa volonté de trouver une autre solution, je lui ai directement répondu : Sire, c’est non. C’est hors de question ! On a pardonné à votre frère parce qu’il était un saint. Mais on ne vous pardonnera jamais le même agissement. C’est impossible : il faut laisser passer cette loi. C’est unique dans notre Histoire. Personne ne comprendra ni ne vous pardonnera que vous empêchiez la législation sur l’euthanasie de passer. Et personne ne comprendra que vous vous mettiez en retrait comme l’a fait votre frère".
Les signaux que la coalition arc-en-ciel à l’adresse du Roi ne sont donc pas à prendre à la légère. "J’ai dit au Roi que reproduire le "truc" de Baudouin serait la plus grosse erreur possible, indique un ministre de cette coalition. Si vous voulez jouer ainsi, Sire, on ne vous suivra pas "
Albert décide finalement de ne pas suivre l’exemple de Baudouin. Et les premiers indices à ce sujet apparaissent clairement au début 2002. La loi sur l’euthanasie a été votée au Sénat, mais doit encore être approuvée par la Chambre des représentants. Et c’est à ce moment-là que Roger Lallemand (PS) est nommé ministre d’Etat.
Cette nomination, au sujet de laquelle peu de cas a été fait dans les médias, n’a pourtant vraiment pas été évidente. C’est que Roger Lallemand se trouve en 1990, avec Lucienne Herman-Michielsens, à la base de la loi sur la dépénalisation de l’avortement. C’est lui aussi qui a mis le débat sur l’euthanasie sur les rails. Ainsi le Roi ne voulait-il pas entendre d’un titre de ministre d’Etat pour Roger Lallemand. Il considérait que c’était une atteinte ultime à la mémoire de son frère décédé. Mais les leaders du gouvernement continuaient d’exercer un lobbying en faveur de la nomination de Roger Lallemand. Et, de manière inattendue, le soutien pour le socialiste venait essentiellement des libéraux. Guy Verhofstadt et Roger Lallemand, ont en effet, noué connaissance au milieu des années 1990 et sont devenus ensuite très amis à partir du décès de Herman-Michielsens. Ils ont également siégé ensemble quelques années au Sénat.
Coûte que coûte, le Premier ministre Verhofstadt s’est donc employé à décrocher un titre de ministre d’Etat pour son ami socialiste. Mais le Roi continuait de renâcler. Verhofstadt eu donc l’idée de recourir à l’aide de quelques-uns de ses amis politiques pour infléchir la position du Roi. Et pour éviter l’entourage du Roi qui avait pris position contre l’octroi d’un titre de ministre d’Etat à Roger Lallemand, c’est directement à Albert que s’adressa donc la requête. "Vous pouvez tout me demander, mais pas cela !, répondit le Souverain pendant une conversation privée au Belvédère en janvier 2002. "Je ne peux pas faire cela, et je ne le ferai pas". La conversation s’éternisa durant des heures. On apporta des charcuteries italiennes et un excellent jambon de chevreuil. Les états de service de Lallemand furent à nouveau cités. "Il est bien plus que la loi sur l’avortement. C’est un homme de conviction avec un grand sens de l’éthique et de la morale, " Et tard dans la nuit, le Roi marqua son accord sur la nomination de Roger Lallemand.
La loi sur l’euthanasie fut finalement votée à la Chambre en mai 2002. Et le texte fut signé sans aucun problème par le Souverain. Le virage éthique a été effectué et le Souverain n’en éprouve aucun regret. Ce qui est apparu, plus tard, à l’occasion de conversations entre le Roi et certains responsables qui lui avait conseillé de ne pas suivre l’exemple de son frère : "Je vous remercie, leur a-t-il dit. Vous avez bien fait de me conseiller d’emprunter cette voie"
Ce lundi, de 12h à 13h, posez vos questions à Martin Buxant, notre journaliste politique sur la monarchie dans le cadre de la série royale.