Drame de Grâce-Berleur : le chef des gendarmes brise le silence

C’était le dimanche 30 juillet 1950 à Grâce-Berleur. Un affrontement direct entre des militants anti-léopoldistes qui avaient bravé l’interdiction de se rassembler autour du député socialiste Simon Paque et une section de gendarmes de la brigade d’Hollogne-aux-Pierres envoyée sur place virait au drame : trois manifestants furent tués, un quatrième décéderait plus tard de ses blessures. Ils avaient pour noms Albert Houbrechts, Henri Vervaeren, Pietro Cerepana et Joseph Thomas.

Christian Laporte

Rencontre C’était le dimanche 30 juillet 1950 à Grâce-Berleur. Un affrontement direct entre des militants anti-léopoldistes qui avaient bravé l’interdiction de se rassembler autour du député socialiste Simon Paque et une section de gendarmes de la brigade d’Hollogne-aux-Pierres envoyée sur place virait au drame : trois manifestants furent tués, un quatrième décéderait plus tard de ses blessures. Ils avaient pour noms Albert Houbrechts, Henri Vervaeren, Pietro Cerepana et Joseph Thomas.

Pendant six décennies, on a tenté de reconstruire le plus fidèlement possibles les circonstances dans lesquelles les forces de l’ordre étaient intervenues, d’aucuns arguant que les gendarmes avaient perdu leur sang-froid, épuisés par les services d’ordre et les interventions qu’ils avaient dû mener depuis le retour du roi Léopold III et de la famille royale le 22 juillet 1950, là où d’autres mirent l’accent sur le fait que les représentants de l’ordre se trouvaient en état de légitime défense.

L’événement fut en tout cas décisif dans le dénouement de la Question royale car l’incident fit émerger plus que jamais le spectre d’une guerre civile entre partisans et adversaires de Léopold III et il pesa sans doute aussi dans la décision finale du Roi de se retirer au profit de son fils Baudouin au terme de longues heures de discussions avec le gouvernement homogène social-chrétien présidé par Jean Duvieusart.

Une abdication arrachée au bout de la nuit sous la pression des événements et d’une large frange du Parti social-chrétien mais qu’il faut aussi replacer face au fait que se précisait aussi, toujours un peu plus chaque jour, le projet d’une marche insurrectionnelle sur Bruxelles.

Les incidents de Grâce-Berleur nourrirent aussi de manière non négligeable la cause républicaine et figurent également en bonne place dans l’histoire du Mouvement wallon.

A ce jour, l’un des principaux acteurs, bien malgré lui, des incidents de Grâce-Berleur, l’adjudant en retraite Oscar Millet, n’avait jamais fait part de sa version des faits sinon, bien entendu, face à la Justice. Jamais aucun journal ou périodique n’était venu à sa rencontre même pas lorsqu’il y a une vingtaine d’années un magazine télé pourtant réputé sérieux ne prit même la peine de le contacter pour rectifier certaines approximations.

Agé aujourd’hui de 98 ans mais vivant depuis 60 ans avec le souvenir très difficile de ces événements, il a voulu s’en ouvrir à "La Libre Belgique" et présenter aussi "sa" vérité sur des événements qui le taraudent encore, même s’il souligne avec force que l’instruction judiciaire s’est terminée par un non-lieu en juin 1955.

"J’appartenais à l’époque à la brigade de gendarmerie de Fexhe-le-Haut-Clocher. En cas de grève ou de manifestation, je faisais partie d’un détachement d’intervention composé d’un officier commandant le district de Waremme. J’étais en sous-ordres direct de cet officier, qui dirigeait trois sections. Il se fait que quelques jours avant les événements que l’on sait, j’avais été détaché à la brigade d’Hollogne-aux-Pierres, ce qui allait m’amener à devoir intervenir à Grâce-Berleur ce dimanche après-midi-là "

En "stand-by", Oscar Millet avait été contacté ce jour-là, par téléphone, par le commandant de brigade, l’adjudant Petit, qui lui signala qu’un meeting était en train de se dérouler à Grâce-Berleur alors que tout rassemblement de plus de cinq personnes avait pourtant été interdit, précisément pour empêcher de nouveaux incidents au terme d’une semaine particulièrement agitée après le retour sur le sol belge de Léopold III.

"Nous ne savions pas combien il y avait de participants et je les ai évalués à quelque 500 personnes, là où le député Simon Paque allait, lui, évoquer, entre 1200 et 2000 manifestants. Je suis donc parti vers Grâce-Berleur avec une section, soit dix gendarmes et moi-même. Si je m’y suis rendu, c’est parce que le commandant de district devait être présent à Seraing pour des affaires de service. Nous sommes arrivés sur place au moment où la réunion se terminait, sous la présidence du député Paque et du bourgmestre de Grâce-Berleur".

Oscar Millet poursuit : "lorsqu’on est arrivé sur place, la foule quittait le local où les élus l’avaient haranguée. Nous avons été très surpris à ce moment-là, à la fois par le nombre des personnes présentes sur place mais aussi par la tension un peu électrique qui régnait dans leurs rangs. Beaucoup étaient visiblement très énervés et nous avons immédiatement été encerclés."

Afin de tenter de calmer le jeu, Oscar Millet a voulu lancer une grenade lacrymogène mais celle-ci, selon ses propos, "n’a malheureusement pas explosé". "Nous voulions vraiment calmer le jeu. Immédiatement après, le député Paque est arrivé à hauteur de la section et a demandé qui était son chef. Je lui ai répondu que c’était moi. Comme j’avais compris qu’il voulait entrer en dialogue avec moi, je l’ai invité à se mettre un peu à l’écart avec moi mais ce geste a été très mal interprété par son entourage. A tel point, hélas, qu’un des manifestants s’est précipité sur moi et a empoigné ma mitraillette Sten, que je tenais contre ma poitrine avec la courroie autour de la nuque. A ce moment-là, le drame s’est précipité. Il m’a, en effet, entraîné sur la place. Je n’avais qu’une idée : ne pas tomber car sinon j’étais fichu. Tiré vers l’avant, je ne voyais pas où j’allais. Tout cela s’est passé tellement vite que je n’ai eu l’occasion ni d’identifier l’intéressé, ni même de lui parler "

Oscar Millet s’est retrouvé bloqué par un mur au bout de la place : "je ne voyais plus aucune solution à ce moment-là et je me suis dit que je devais absolument lancer un avertissement en tirant un coup de pistolet en l’air. J’ai dégainé mais mon vis-à-vis a posé sa main sur le pistolet. Toutefois, comme je le tenais par le canon et par la crosse, j’ai pu redresser mon arme à la verticale. Je tiens à le dire et le redire : à ce moment, je n’avais aucune intention de l’abattre. Mais malheureusement en relevant l’arme, le coup est parti et il a été atteint à la tête, ce que je n’avais cependant pas pu voir alors. Il s’est effondré à côté de moi. Dans cet état d’esprit, j’ai encore tiré deux coups de pistolet en l’air et j’ai rengainé mon arme. J’ai ensuite rejoint ma section."

Comme un collègue qu’il avait finalement pu rejoindre lui signala l’arrivée du député Paque et du bourgmestre de Grâce-Berleur, Oscar Millet s’empressa de leur intimer l’ordre de monter dans le camion des gendarmes afin de se rendre à la brigade de Hollogne-aux-Pierres afin d’aller y déclarer les événements qui s’étaient passés.

"Nous avons pour notre part été relevés puis désarmés par le major Mercatoris pour nous retrouver ensuite dans les locaux de la rue Saint-Léonard, au centre de Liège", poursuit notre interlocuteur qui s’est très bien souvenu, à ce moment précis, des conseils qui lui avaient été prodigués pendant son instruction : "Lorsque nous avions reçu notre équipement et notre arme, en particulier, un FN 7.65, le chef Deverniez nous avait prévenus : vous recevez votre pistolet, ayez bien soin de ne jamais vous en servir car vous n’aurez que des ennuis"

Oscar Millet se souvient avoir été convoqué ensuite, avec toute son équipe, devant la chambre des mises en accusation : "Nous faisions office d’inculpés alors que ceux qui avaient provoqué les incidents n’étaient pas présents. Lorsque le président de la chambre m’a demandé quelle était ma responsabilité, j’ai répondu que je l’assumais totalement pour moi mais aussi pour ma section. Ce n’est qu’après que j’ai appris que la partie adverse voulait nous traduire devant la cour d’assises "

L’enquête poursuivit son cours et se termina par un non-lieu prononcé par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Liège, le 23 juin 1955. Dans la foulée, les gendarmes se virent aussi restituer leurs armes de service.

Mais ces événements allaient longtemps poursuivre Oscar Millet. Parfois au sein même de la gendarmerie : ayant rejoint, à sa demande, la brigade d’Alle-sur-Semois, il fut interpellé par son jeune fils auquel, dans le but de ne pas le traumatiser, il avait toujours évité de parler de ce moment douloureux de son existence. C’était sans compter avec le fait qu’un compagnon de classe, fils d’un médecin agréé pour la gendarmerie, avait dit au jeune Millet, pendant une récréation, que "son père avait tué un homme"...

Par la suite, au gré des hasards de sa carrière, Oscar Millet fit encore des services d’ordres dans des moments délicats comme en 1960 lors de la grande grève à Charleroi.

"Je ne voulais plus revivre cela et voyant qu’un de mes hommes faisait tournoyer son arme pendant une opération en terre carolorégienne, je me suis empressé d’aller lui demander de la rengainer. J’ai fait la campagne des 18 jours en 1940 et, du côté d’Ingelmunster, j’avais déjà dû tirer sur les Allemands. Pourtant, je suis contre la guerre car c’est la plus grande des stupidités. Si j’ai voulu sortir de l’anonymat et faire connaître ma version des événements de Grâce-Berleur, c’est parce que tout le monde n’a pas toujours été honnête dans la reconstitution des faits. Il y a eu des reportages très tendancieux qui nous ont donné un très mauvais rôle. Je puis vous affirmer qu’on n’a jamais tiré dans le dos des manifestants comme certains l’ont prétendu. Et à Grâce-Berleur, nous étions vraiment en état de légitime défense "

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