"Le Moniteur" n’a jamais été aussi gros

Près de 90.000 pages pour notre journal officiel. De quoi mettre à mal le fameux adage qui veut que "nul n'est censé ignorer la loi".

Paul Piret
"Le Moniteur" n’a jamais été aussi gros
©BELGA

Sa 182e année va rester dans les annales : jamais "Le Moniteur belge" n’aura publié autant de pages qu’en 2012. Le journal officiel doit encore sortir quatre éditions datées de ce vendredi 28; et 2 ou 3 encore le lundi 31. Son curseur s’arrêtera donc entre 89000 et 90000 pages en quelque 420 numéros, alors que son précédent "record" était dans les 87000. C’était en 2004, mais pour des raisons européennes, d’ordre technique. La tendance lourde est ailleurs : voici la quatrième année consécutive que la publication dépasse les 80000 pages - en 2011 compris, un millésime pourtant frappé, au niveau fédéral, par une interminable vacance de pouvoir. Bref, l’inflation législative et réglementaire n’a pas fini de frapper.

10 fois plus en 60 ans

L’inflation ? C’est peu dire. On le verra ci-contre, le volume aura en moyenne doublé en l’espace de 10 ans. Et le phénomène saisit à mesure que l’on remonte dans le temps. "Le Moniteur" a dépassé les 20000 pages/l’an pour la première fois il y a 25 ans, précisément en 1989. Et en 1950 encore, ce désopilant média ne dépassait pas 9193 pages. Son volume aura donc quasiment décuplé en l’espace de six décennies !

Bien sûr, tous ces "feuillets", virtuels depuis 10 ans, ne se valent pas. Une révision constitutionnelle a une portée toute différente qu’un résultat au Selor. N’empêche, ces dizaines de milliers de pages donnent la mesure du fatras officiel qui caractérise nos sociétés très avancées pour leur âge

Bien sûr aussi, il y a une automaticité dans le gonflement de volume, liée à la multiplication des niveaux de pouvoir. L’Europe d’un côté, les niveaux fédérés surtout de l’autre. Ainsi, tel sujet auparavant national, par exemple les critères d’attribution de logement social ou des normes d’encadrement scolaire, se contentait alors d’une loi ou d’un arrêté d’exécution; aujourd’hui défédéralisé, il requiert à ampleur identique trois fois plus de textes dès lors qu’il se décline selon la Région ou la Communauté. N’empêche, par-delà cette enflure naturelle, le droit nous envahit bien pour d’autres raisons. Elles tiennent à l’interventionnisme croissant des autorités publiques; à une approche bien plus empirique et casuistique que conceptuelle des réglementations; à des développements techniques et scientifiques nouveaux qui conditionnent autrement notre vie collective.

Nul n’est censé Tu parles !

C’est grave, docteur ? C’est en tout cas bien plus interpellant qu’il n’y paraît, comme les spécialistes ne cessent de s’en émouvoir depuis des années.

D’abord parce que cette exubérance de textes relègue au rang du calembour un adage pourtant fondateur du droit : "Nul n’est censé ignorer la loi". Pour un citoyen lambda, passe encore. Mais les accumulations de littératures officielles rendent la vie impossible même aux gestionnaires des secteurs concernés comme aux juristes les plus spécialisés (et d’ailleurs obligés de se spécialiser toujours davantage).

Cette ignorance forcée enlève à l’arsenal juridique sa fonction protectrice. Au contraire, elle risque de nourrir une sorte d’indiscipline collective, en soustrayant le citoyen à des dispositions qu’il ne peut connaître ou dont il ne peut appréhender la portée

Enfin, surtout, on lie souvent la quantité des copies à leur qualité insuffisante. De nombreux juristes en témoignent, le volume brut initial de textes fait finalement moins problème que celui de leurs corrections et que le rythme de leurs révisions. Du reste, plus que d’inflation, on parle communément de pathologie législative !

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