La grande misère des traducteurs "judiciaires"
La justice fait de plus en plus souvent appel aux interprètes. Mais elle les paie mal et avec retard. Beaucoup, parmi les meilleurs, se découragent. Une nouvelle loi pourrait améliorer la situation. Mais des incertitudes demeurent. Analyse et témoignage.
- Publié le 05-05-2014 à 09h07
- Mis à jour le 05-05-2014 à 09h08
Récemment, le “Canard enchaîné” dressait un tableau apocalyptique de la situation des traducteurs jurés en France. Ils sont le plus souvent mal payés et reçoivent le prix de leurs prestations avec des mois de retard, ce qui en dégoûte plus d’un.
Résultat : les cours et tribunaux accueillent des charlatans qui traduisent les propos des parties “à la va comme je te pousse”.
La Belgique connaît-elle les mêmes problèmes ? Nous l’avons demandé à Ludovic Pierard, président de la Chambre belge des traducteurs et interprètes, qui compte environ 400 membres dont 170 traducteurs jurés.
Appel à un policier ou un avocat “Il arrive parfois que, faute de trouver un interprète professionnel, un juge fasse prêter serment ‘sur le pouce’ à un policier, un avocat ou un membre du public présent à l’audience et qui prétend connaître les langues concernées par le dossier traité” , reconnaît M. Pierard.
“En vérité” , poursuit-il “longtemps, on ne s’est guère préoccupé des qualités professionnelles des interprètes fréquentant les salles d’audience, ni de leur aptitude à transmettre fidèlement les propos tenus dans une langue étrangère. L’absence de statut des traducteurs et interprètes jurés constituait un réel handicap.”
Fin février, a été votée une proposition de loi de Sonja Becq (CD&V) visant à établir un registre national. Cette loi impose aussi au candidat de montrer qu’il dispose de l’aptitude professionnelle et des connaissances juridiques requises.
De plus, tous les traducteurs jurés doivent désormais disposer d’un numéro de TVA, ce qui devrait stimuler la professionnalisation du secteur.
Pour M. Pierard, “ce vote constitue une première consécration. Les magistrats auront, par exemple, l’occasion de dénicher au sein du registre l’interprète qu’il leur était parfois difficile de trouver sur les listes dressées par les tribunaux, lesquelles étaient plus ou moins bien tenues à jour en fonction des juridictions.”
Payés au lance-pierre Mais le président de la CBTI demeure vigilant. “La loi attend ses arrêtés d’exécution. Quel sera leur contenu ? Comment sera organisée la formation juridique des traducteurs-interprètes jurés ? Qui la certifiera ? Nous ne le savons pas encore mais la CBTI a des solutions toutes prêtes depuis belle lurette.”
Et puis, il y a la grande question des tarifs. Comme en France, ils sont ridiculement bas, dénonce M. Piérard. “Une traduction français-néerlandais, c’est 8,15 euros bruts la page, soit moins de 10 euros bruts de l’heure. La dernière augmentation remonte à plus de 13 ans. En outre, chaque tribunal a ses propres délais de paiement. Parfois, ils atteignent huit mois.”
Tout cela pour un travail exigeant, qui s’effectue dans des conditions souvent difficiles. “Un interprète est convoqué, il arrive au palais de justice à 8 h 45 et lorsque l’affaire dans laquelle il est censé intervenir arrive, deux heures plus tard, il apprend qu’elle est remise et qu’il ne sera pas défrayé. Bien souvent, l’acoustique des salles d’audience est déplorable. Bref, le quotidien est vraiment pénible. Dans ces conditions, beaucoup décrochent et laissent le boulot à de moins compétents, prêts à tout pour gagner quelques sous. Ce qui nuit à une équitable administration de la Justice. Et conduit parfois à la libération de suspects ou à la condamnation de la Belgique pour non-respect des droits des prévenus.”
La tendance n’est toutefois pas à une revalorisation des barèmes. La ministre de la Justice Annemie Turtelboom (Open VLD) a insisté sur la nécessité de réduire les frais de justice, dans lesquels les frais de traduction et d’interprétariat prennent une certaine part (on cite le chiffre de 15 millions d’euros par an).
On parlerait donc plutôt d’économies.
Pour un tarif unique La Chambre ne nie pas la nécessité d’en réaliser mais son président estime qu’il s’agit d’abord de mettre fin au gaspillage de sommes considérables dans des traductions inutiles assez faciles à identifier.
M. Piérard plaide aussi en faveur de l’application d’un tarif unique pour toutes les langues. Ce n’est pas le cas.
D’après nos renseignements, une page traduite du néerlandais vers le français rapporte 8,15 euros à son auteur et de l’anglais vers le français 17,66 euros. En arabe ou en chinois, la facture monte à 30 euros. Pour d’aucuns, cette différence n’a pas de raison d’être.
Les bretelles de Mickey
Procédure. La Convention européenne des droits de l’homme consacre le principe selon lequel tout justiciable a droit gratuitement à l’aide d’un interprète s’il ne parle pas la langue du pays à la justice duquel il est confronté. Le code d’instruction criminelle belge prévoit même la nécessité de donner aux sourds-muets l’assistance d’une personne habituée à communiquer avec eux dans la langue des signes. Cela signifie, nous explique ce magistrat, qu’à chaque stade de la procédure, les autorités policières et judiciaires sont tenues d’indiquer la nécessité de convoquer un interprète de telle ou telle langue. Comme tous les acteurs de la justice, les traducteurs-jurés sont tenus au secret professionnel, sous peine de sanctions pénales. Respectent-ils toujours ce secret ? Pas tous. Certains ont tendance à manifester leurs sentiments ou leur avis. “Il est arrivé qu’à la fin d’une audience, l’interprète d’un prévenu vienne vers moi pour me dire : ‘si ce type est de Taroudant, moi je suis le Pape’” , nous a confié un conseiller à la cour d’appel. Certains magistrats ont surpris des conciliabules entre interprètes et parties qui n’avaient rien à voir avec les questions posées à l’audience. Quant au recours à des aides extérieures, cela existe parfois. “J’étais avocat et j’attendais mon tour à l’audience quand le président de chambre m’a demandé de servir d’interprète à un couple d’Américains arrêtés à Bruxelles pour détention de drogue. J’ai dû enlever ma toge avant de m’asseoir à leurs côtés. Or, ce jour-là, je portais des bretelles constellées de personnages de Walt Disney. Dans la salle, l’hilarité était générale. Les prévenus se demandent encore ce qui leur est arrivé” , nous raconte un vieux routier du monde judiciaire.
“Nous sommes là pour traduire, pas pour juger”
Raja Snoussi est née en Tunisie où elle fut… journaliste. Envoyée en stage, pour six mois, à Bruxelles, au sein des institutions européennes, elle n’a plus jamais quitté la Belgique et depuis 1985, est interprète jurée près le tribunal de première instance de la capitale. “Je suis traductrice et interprète arabe-français. Outre l’arabe classique, je parle plusieurs dialectes, ce qui me permet de travailler dans des affaires concernant des ressortissants de divers pays. J’interviens aussi bien dans les commissariats qu’au palais de Justice ou en prison, aux côtés d’avocats rendant visite à leur client, dans des dossiers civils comme pénaux et à n’importe quel moment de la procédure.”
Neutralité et discrétion Pour rien au monde, Raja ne changerait de métier. “Mon travail de traductrice m’intéresse mais celui d’interprète me passionne car l’élément humain est présent à chaque instant.”
Il est aussi extrêmement exigeant et fatigant : “Lorsque j’ai assisté une partie à un procès d’assises, j’ai besoin de me ressourcer. Physiquement, je me sens épuisée mais moralement aussi car ce qu’on entend et que l’on doit traduire est souvent très dur sur le plan humain. Pour autant, il faut garder ses distances, sa neutralité. Avec ceux et celles que l’on assiste mais aussi avec les acteurs de la justice. Des acteurs qui m’ont toujours bien accueillie et respectée.”
Mme Snoussi reconnaît que tous ses collègues ne font pas nécessairement preuve de la même retenue : “Certains se permettent de juger un prévenu, de donner leur avis sur un dossier, de dénoncer le comportement de l’une ou l’autre partie. Nous ne sommes pas là pour juger, nous sommes là pour traduire, certes en faisant passer l’intonation d’une voix ou l’émotion d’un propos mais dans la discrétion.”
“Au début, le salaire, c’était la misère” On dit souvent que le métier est mal payé, ce que confirme Raja Snoussi : “Au début, c’était la misère puis nous avons eu droit à une revalorisation des tarifs avant que ceux-ci soient quasiment gelés. Il fut un temps où, après une prestation, nous allions directement au guichet pour toucher notre dû. Maintenant, il faut parfois attendre huit mois pour être rétribué. C’est dû aux restrictions budgétaires et à des tracasseries administratives diverses. Je dois cependant à la vérité de dire que toutes ces paperasseries sont, en partie, la conséquence du mauvais comportement de certains traducteurs jurés qui ont abusé de la situation, en matière de frais kilométriques notamment.”
Beaucoup de traducteurs jurés sont de purs indépendants mais il en est aussi qui exercent une autre profession (enseignant, infirmière, chauffeur de taxi) et arrondissent leurs fins de mois au commissariat ou au tribunal. “Certains ont tendance à squatter les couloirs des palais de justice pour offrir leurs services mais il ne faut pas généraliser.”
Une ville cosmopolite La ville de Bruxelles est plus cosmopolite que jamais, juge notre interlocutrice. “On compte plus de 1 000 traducteurs jurés et une grosse centaine rien que pour l’arabe. Cela même après que le président du tribunal de première instance, Monsieur Hennart, eut fait le ménage en se séparant des moins bons éléments. C’est dire si de nombreuses nationalités sont confrontées à la justice.”