Archives des cabinets ministériels: silence, on broie!
Deux mois après les élections, les anciens ministres transmettent les clés du pouvoir à leurs successeurs... mais seulement les clés. Les dossiers, eux, sont bien souvent détruits en douce. Enquête.
Publié le 28-07-2014 à 09h28 - Mis à jour le 28-07-2014 à 09h31
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Dans la rue des Brigades d’Irlande, à Jambes, un camion blanc s’est posé en transit devant le cabinet ministériel d’un parti rodé à l’exercice du pouvoir. C’était il y a un bon mois. Bien avant les gentilles photos de cette semaine, quand les nouveaux ministres ont reçu des anciens l’accolade de bienvenue.
Fin juin, donc, le camion d’une firme spécialisée est orné d’un bandeau bleu qui énonce clairement les intentions : "Service mobile de déchiquetage et de recyclage" . Sur son site internet, la firme française Shred-It se targue de compter 150 000 clients, dont une partie sur notre territoire.
Elle propose "un service innovant de destruction de documents confidentiels sur site", et ceci assuré "dans des conditions optimales de sécurité" . Tiens, donc : du "déchiquetage sécurisé". Curieuse manière de gérer les archives du pouvoir…
Comme on le lira, le cabinet ministériel en question botte en touche. On connaissait la réponse avant de la poser : "Des documents en doublon, sans importance". Très bien. Mais il devait y en avoir des "doublons", alors ! Car ce sont plusieurs camions de ce type qui ont fait la file au même moment devant le bâtiment de Jambes.
Les photos sont illustratives de l’opération "sécurisée" : deux à trois mètres de papier proprement broyé au sein de chaque camion.
Pas qu’à la Région
La Région wallonne n’est pas seule en cause. Le mal est endémique à l’échelle du pays, et l’échelon fédéral n’a aucune leçon à donner aux entités fédérées. Avant les élections du 25 mai dernier, La Libre Belgique avait publié une carte blanche cosignée par un total de 127 signataires (à relire dans la "Sélection LaLibre.be" en cliquant ici).
Son titre ? "Les archives… Un révélateur de l’état de nos sociétés". Ce signal d’alarme se référait à la Déclaration universelle des archives approuvée par l’Unesco en 2011 : "Les archives constituent un patrimoine unique et irremplaçable, dont le rôle est essentiel pour la construction de l’Etat, le bon fonctionnement de la démocratie et la construction d’une mémoire collective."
On est loin du compte en Belgique. Il n’est pas rare qu’un nouveau ministre débarque dans des bureaux vides, où les ordinateurs ont été expurgés de leurs logiciels et où seuls subsistent les dossiers urgents nécessitant une décision imminente. Parfois même, on détruit toute trace au sein d’un… même parti.
Charles Michel qui doute
"Ce qui est rageant en Région wallonne, c’est que le sud du pays s’était doté d’un décret qui fait figure de pionnier en la matière", raconte un témoin éclairé. Ce texte date du 6 décembre 2001. Avant tout autre niveau de pouvoir, la Wallonie a prévu que le gouvernement régional assure "la gestion appropriée" de ses archives.
Pas seulement les siennes, du reste. Egalement celles de chaque cabinet ministériel ou encore des organismes d’intérêt public. Mais les arrêtés d’exécution ont été oubliés… et la méfiance règne plus que jamais entre les différents partis politiques.
Coup dans l’eau, donc. Comme en Région bruxelloise, où le dossier (si délicat ?) a été proprement gelé. Une seule anecdote pour témoigner de ce flou artistique généralisé : c’est Charles Michel, à l’époque ministre régional des Affaires intérieures qui était à l’initiative du décret wallon de 2001.
Toutefois, l’actuel président du MR et formateur royal semblait à ce point confiant dans l’usage qui serait fait de ses propres archives, à Namur, où le poids politique du PS est déterminant depuis la création des institutions régionales, qu’il s’est empressé de confier ses dossiers personnels… aux Archives générales du Royaume, localisées à Bruxelles.
Des scandales dont on ne saura rien
Bref, pour résumer le propos, le thème ultrasensible de l’archivage des documents politiques démontre à quel point la méfiance réciproque, le manque de transparence et la particratie minent notre démocratie.
Les règles sont disparates selon les niveaux de pouvoir, le poids de la contrainte ne s’exerce pas et des tonnes de documents - sans aucun doute - filent à la broyeuse.
Avec quel type de conséquences ?
Toute commission d’enquête parlementaire suite à un incident politique mineur ou majeur perd forcément de sa consistance, faute de pouvoir consulter les bons documents. Illustration par le dossier Immo Congo, qui a mobilisé l’énergie des parlementaires autant que celles de la justice.
Sans doute ne saura-t-on jamais pourquoi et comment cette vitrine de la Belgique francophone, construite à Kinshasa, a débouché sur un donnant donnant malsain entre sommités socialistes et libérales, attribuant le marché à des hommes d’affaires controversés. Une partie des documents qui justifiaient la prise de décision ont été envoyés à la déchiqueteuse. Les autres étaient sommaires : les choix sulfureux en question ne figuraient pas formellement à l’ordre du jour des réunions du gouvernement; ils passaient sans trace sous la forme de simples "points d’information".
Plus fondamentalement encore, l’absence d’archives complètes prive les historiens d’un outil indispensable pour comprendre ces moments cruciaux où notre société bascule d’une ère à l’autre. La vente à l’étranger des fleurons de notre économie. La sortie du nucléaire. Ou la transition en douce vers un Etat confédéral.
Car c’est assurément à l’échelon fédéral que le malaise est le plus profond. L’archivage des dossiers politiques n’y a plus été actualisé depuis une loi de… 1955. C’était avant la fermeture des derniers charbonnages, le tracé de la frontière linguistique et les premières réformes de l’Etat.
"Dans un contexte de rigueur budgétaire permanente, la question des archives est toujours passée à l’avant-dernier plan, ironise une archiviste dépitée. Juste avant les poubelles !" Et quand la N-VA aura obtenu la régionalisation des archives, il sera bien trop tard pour s’en lamenter. Même un éventuel processus de scission du pays échapperait à l’analyse critique et à l’introspection. Faute d’éléments factuels et probants.
Un bilan wallon insatisfaisant
Qui dépose des archives ? Le témoignage du haut fonctionnaire Pierre De Spiegeleer, maître des archives wallonnes : "J’ai reçu 150 à 200 mètres linéaires des deux ministres écologistes (Jean-Marc Nollet et Philippe Henry). C’est très complet : il faut imaginer autant de boîtes posées les unes sur les autres sur un demi-terrain de football. Mais c’est tout, ou presque. J’ai aussi réceptionné les… communiqués de presse du ministre Carlo Di Antonio (CDH) et on m’annonce quelques archives peu importantes venant du ministre-président sortant Rudy Demotte (PS)".
Et d’ajouter que, sur une longue période, Ecolo est constant dans l’effort les rares fois où il est au pouvoir. Le CDH ne fournit quasi rien. Idem pour le MR, à l’exception du ministre Charles Michel, qui, étrangement, a préféré jadis alimenter les Archives du Royaume plutôt que celles de la Région. Quant au PS, les livraisons sont plus qu’irrégulières. Bref, au total, c’est très insatisfaisant. Nous avons pourtant les locaux pour abriter cette mémoire d’une société et nous disposons de 2,5 équivalents temps plein.