Le sinologue belge Simon Leys est décédé

Simon Leys, le plus célèbre sinologue du XXe siècle qui fut le premier à dénoncer, au tournant des années 1960 et 1970, les excès du maoïsme, est décédé dans la nuit de dimanche à lundi à Sydney. Il avait 78 ans et vivait en Australie depuis 1970. Portrait.

Philippe Paquet
Le sinologue belge Simon Leys est décédé
©Yang Chen

Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, décédé à l’âge de 78 ans dans la nuit de dimanche à lundi à Sydney, où il était traité pour un cancer, est avant tout le sinologue belge devenu australien qui, avec "Les Habits neufs du président Mao" et "Ombres chinoises", fut le premier à faire voler en éclats le mythe maoïste, au début des années 70. Il démonta les rouages de la Révolution culturelle et exposa les réalités du régime communiste chinois avec une persévérance qui lui attira la haine tenace d’une certaine intelligentsia européenne, parisienne en particulier, mais aussi avec un talent littéraire qui vaut à ses "Essais sur la Chine" (réédités dans la collection "Bouquins") d’être toujours aussi appréciés aujourd’hui.

Ce fils d’éditeur était, toutefois, aussi un romancier (quoique d’un seul roman, "La Mort de Napoléon", récit d’une imaginaire autant que rocambolesque évasion de Sainte-Hélène), un critique littéraire (aussi à l’aise avec Hugo et Cervantes qu’avec Conrad et Chesterton), un essayiste politique (passionné par George Orwell et Simone Weil), un caricaturiste amateur (à qui l’on a trouvé des airs de ressemblance avec Daumier), un amoureux de la mer (depuis que, encore adolescent, il avait fait les bancs d’Islande sur un chalutier ostendais)… Cependant, c’est peintre qu’il aurait voulu être, et il n’apprécia rien de plus que les cours pris auprès du talentueux Jacques Laudy. L’université, dirait-il, le détourna tristement de ce projet.

Une grande famille belge

Pierre Ryckmans est né, le 28 septembre 1935, à Uccle, dans une maison de l’avenue des Aubépines qui existe toujours. Dans une grande famille belge aussi, aux origines malinoises et anversoises (le grand-père, Alphonse, fut échevin de la métropole portuaire, avant d’être vice-président du Sénat). Son oncle et homonyme Pierre Ryckmans fut le meilleur gouverneur général du Congo, selon David Van Reybrouck. Un autre oncle, qui fut aussi son parrain, Gonzague Ryckmans, professeur à Louvain, était une sommité mondiale de l’épigraphie arabique. L’un et l’autre exercèrent une influence d’autant plus forte sur le futur Simon Leys qu’ils se substituèrent à un père mort prématurément, quand le jeune homme n’avait que dix-neuf ans.

Après avoir brièvement fréquenté l’école des Servites de Marie, à deux pas de la maison familiale, Pierre Ryckmans fit toute sa scolarité au collège Cardinal Mercier de Braine-l’Alleud. Il n’en garda pas un souvenir exagérément ému, se rappelant surtout les trajets en tram dans un décor qui était encore champêtre, mais aussi les leçons d’un maître, l’abbé Voussure, qui acheva d’ancrer en lui une foi chrétienne inébranlable. Inscrit à Louvain en 1953, il y fit des études de droit, pour se plier à une tradition familiale, et d’histoire de l’art, pour se faire plaisir.

Un voyage en Chine en 1955

C’est le hasard qui décida de la suite, exceptionnelle : Pierre Ryckmans fut convié de façon inattendue à se joindre, en avril 1955, à une délégation de la jeunesse belge invitée par une Chine avide de reconnaissance internationale. Le séjour eut beau être court et très encadré, il déclencha la passion d’une vie. L’étudiant en revint subjugué et transformé. Il lui sembla désormais impossible d’ignorer "l’autre pôle de l’expérience humaine", comme disait Malraux, et impensable de ne pas apprendre le chinois. Comme il n’était pas possible d’aller au-delà d’une simple initiation en Belgique, une fois diplômé de Louvain, il partit pour Taïwan, nanti d’une modeste bourse du gouvernement de Chiang Kai-shek.

Sur l’île qu’on appelait Formose, ou encore la "Chine libre" par opposition à la "Chine rouge" de Mao, Pierre Ryckmans s’éprit de littérature et de peinture chinoises (il eut pour professeur Pu Hsin-yu, un cousin du "dernier empereur" Pu Yi), amassant les matériaux pour la future thèse de doctorat qu’il consacrerait à Shitao, lettré du XVIIe siècle, et qui établirait d’emblée sa réputation dans le monde de la sinologie classique. C’est là aussi, et surtout, qu’il s’éprit de Hanfang, qui deviendrait son épouse et sa muse. Le couple eut quatre enfants : Etienne, Jeanne, et des jumeaux, Louis et Marc.

"Coopération au développement"

Sa formation taïwanaise terminée, Pierre Ryckmans fut ravi de profiter d’une nouvelle législation belge sur l’objection de conscience pour troquer son service militaire contre trois années de "coopération au développement" en Asie. Il étudia et enseigna en chinois à Singapour grâce à Han Suyin - avec qui il croiserait plus tard impitoyablement le fer. Suspecté de sympathies communistes (!) par le régime paranoïaque de Lee Kuan Yew, il dut plier bagage et s’installa en 1963 à Hong Kong, où il décrocha un emploi précaire au "New Asia College", embryon de la future Université chinoise. Le jeune sinologue produisit là-bas ses premiers travaux sinologiques (une traduction de Shen Fu, publiée aux… éditions Larcier que son père avait rachetées, une monographie sur le "peintre rebelle et fou" Su Renshan, couronnée par le prestigieux prix Stanislas Julien, des dizaines de notices sur les peintres chinois pour l’"Encyclopædia Universalis").

Mais, pour soutenir une famille nombreuse, il fallait trouver d’autres ressources. Pierre Ryckmans donna des cours à l’Alliance française de Hong Kong et - ce qui était bien plus captivant - alimenta le consulat de Belgique dans la colonie britannique en rapports bimensuels sur la Révolution culturelle, à partir de la presse chinoise qu’il dépouillait et du témoignage des réfugiés qu’il interviewait. Un jeune sinologue français de passage à Hong Kong, René Viénet, convainquit le "China watcher" en herbe de rassembler ses notes et de les publier. Il en résulta en 1971 "Les Habits neufs du président Mao" et une célébrité bientôt planétaire.

(Simon Leys en 1984 - Crédit: Reporters)

Attaché culturel à Pékin

C’est à la même époque que Pierre Ryckmans reçut une proposition qui l’enthousiasma : revoir la Chine en devenant l’attaché culturel de l’ambassade que la Belgique rouvrait à Pékin. Cet intermède diplomatique de six mois, aux côtés de Jacques Groothaert et Patrick Nothomb, serait l’occasion d’aventures mémorables en territoire maoïste et fournirait la matière d’"Ombres chinoises". Dans l’intervalle, pour éviter de froisser les Chinois, Pierre Ryckmans, le sinologue et diplomate, prit le pseudonyme de Simon Leys pour publier ses pamphlets, pseudonyme trouvé comme l’on sait dans un roman de Victor Segalen ("René Leys"), mais qui fait aussi référence - ce qu’on ignore généralement - à une dynastie de peintres anversois dont le plus célèbre fut Henri Leys.

Peu avant de partir pour Pékin, le hasard avait encore souri à Pierre Ryckmans. Un collègue rencontré à Hong Kong l’invita à venir enseigner temporairement à l’Université nationale d’Australie. Ce qui devait être une expérience de deux ou trois ans, le temps d’offrir aux enfants un cadre de vie plus aéré, allait être un voyage sans retour, choix que ni le professeur de chinois à Canberra, puis à Sydney, ni sa famille n’auraient de raisons de regretter. Aux antipodes, d’où il enverrait de savoureuses lettres au "Magazine littéraire" (elles seront réunies dans "Le Bonheur des petits poissons"), Ryckmans serait à l’abri des tempêtes parisiennes soulevées par le maoïsme et pourrait ainsi poursuivre tranquillement son travail. Car, dirait-il, "en Australie, on ne reçoit pas moins de bons livres. On a seulement plus de temps pour les lire".

Des livres, Simon Leys - le pseudonyme finit par supplanter l’état civil - en lirait, et en critiquerait. Tout en continuant d’interpréter les convulsions de la Chine dans des essais souvent caustiques ("Images brisées", "La Forêt en feu", "L’Humeur, l’honneur, l’horreur"), il donna libre cours à toutes ses passions, sans se préoccuper du caractère apparemment disparate de son œuvre. Il consacra nombre de textes à la littérature, tant française qu’anglo-saxonne (l’installation en Australie fit aussi de lui un écrivain de langue anglaise, ce dont il se félicitait) ; on les retrouve dans "Protée et autres essais", "L’Ange et le Cachalot", "Le Studio de l’inutilité". Il passa aussi beaucoup de temps "en mer", traduisant le chef-d’œuvre méconnu de Richard Henry Dana "Deux années sur le gaillard d’avant", racontant le naufrage du "Batavia", assemblant sa monumentale "Anthologie de la mer dans la littérature française".

Dans toutes ses activités, Pierre Ryckmans s’amusa beaucoup - on le mesure en parcourant "Les Idées des autres idiosyncratiquement compilées par Simon Leys", un recueil qui était au départ un cadeau de Noël pour Hanfang. Ce n’est qu'exceptionnellement qu’il se résigna à feindre le sérieux (qui n’est pas le contraire d’amusant, se plaisait-il à rappeler en citant Chesterton), par exemple quand il accepta de rejoindre l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, où on l’élit en 1990 et où il fut reçu deux ans plus tard (le temps de revenir d’Australie…). Le cadeau était empoisonné car il y succédait à Simenon, un homme et un écrivain pour lequel il n’avait qu’une admiration relative. Leys refusa, en revanche, l’invitation (pourtant inhabituelle) que lui adressa l’Académie française, dont il redoutait les contraintes mondaines.

Un "dernier combat" ubuesque

La retraite anticipée qu’il prit en 1994, parce qu’il était profondément inquiet de la mercantilisation de l’université (il la dénoncerait onze ans plus tard dans un discours iconoclaste prononcé à l’UCL lors de la remise d’un doctorat honoris causa à l’initiative du doyen Heinz Bouillon), devait être paisible et heureuse. Elle le fut jusqu’en décembre 2006, quand une bourde de notre administration priva Marc et Louis Ryckmans de leur nationalité belge. Ne mesurant pas à quel point cette grossière bévue blessait un homme resté si profondément attaché à la Belgique, le ministère des Affaires étrangères s’entêta dans l’erreur, obligeant Simon Leys à mener pour ses fils ce qu’il appela son "dernier combat". Un combat qu’il gagna haut la main, en justice, sept ans plus tard, mais qui, aussi, le rongea.

Cet homme foncièrement bon aurait sans aucun doute mérité que sa patrie d’origine lui permît de terminer sa vie d’une façon plus paisible. Dans l’intimité, Simon Leys était en effet tout le contraire du pamphlétaire impitoyable que révélaient ses écrits. Pétri de gentillesse et de simplicité, il formait avec Hanfang, après cinquante ans de mariage, un couple extraordinairement attachant.

Simon Leys
Simon Leys ©DR

(Crédit: Yang Chen)


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