Euthanasie en prison : "La démarche oblige à une analyse très prudente de ses enjeux"
La cour d’appel de Bruxelles doit rendre son arrêt ce lundi dans le dossier de Frank Van Den Bleeken. Cet interné a choisi son destin : il veut être euthanasié. Entretien avec Thierry Pham, experte en psychologie légale.
Publié le 28-09-2014 à 20h51 - Mis à jour le 29-09-2014 à 07h25
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La cour d’appel de Bruxelles doit rendre un arrêt, ce lundi, dans le dossier concernant Frank Van Den Bleeken, détenu dans l’annexe psychiatrique de la prison de Merksplas, qui avait cité la ministre de la Justice (Annemie Turtelboom à l’époque) en référé.Interné depuis près de 30 ans pour des agressions sexuelles répétées sur des jeunes femmes et le meurtre d’une de ses victimes, l’homme avait exprimé le souhait d’être transféré dans une institution aux Pays-Bas (de Pompestichting, lire par ailleurs), conçue pour accueillir des délinquants sexuels, ou, à défaut, d’être euthanasié. Place disponible, ou pas, dans ce centre, le transfert de l’interné était impossible vu l’absence de base légale. D’où l’action en justice intentée contre la ministre. Mais la cour d’appel de Bruxelles a jugé que la ministre n’était pas compétente pour décider d’un éventuel transfert aux Pays-Bas et a donc refusé cette option.
Entre-temps, M. Van Den Bleeken, qui évoque une souffrance psychique insupportable, a trouvé un médecin qui accepte de l’aider à mourir. Conformément à la loi, ce praticien a consulté deux confrères qui ont constaté la nature incurable de sa maladie (dont on ne connaît pas la qualification) et le caractère inapaisable de la souffrance. Informé d’une demande d’ordre médical, le SPF Justice a marqué son accord pour le transfert, pendant 48 heures, de M. Van Den Bleeken, de la prison vers un hôpital.
Ce lundi, la cour d’appel devrait, dans son arrêt, se limiter à constater que l’action contre la ministre de la Justice est désormais sans objet. La suite (et la fin ?) de cette tragique histoire est désormais entre les mains de l’interné, de son avocat et des médecins qui donneront suite à sa demande d’euthanasie. Ou pas.
“On ne peut pas dire qu’il n’existe pas de structures de soins”
À la tête du service de psychologie légale de l’université de Mons, Thierry Pham dirige aussi le Centre de recherche en défense sociale, à Tournai. La demande d’euthanasie de Frank Van Den Bleeken, l’interné qui réclame l’euthanasie parce qu’il ne recevrait pas les soins adéquats en prison, est évidemment interpellante, nous dit cet expert en psychologie légale. "En soi, le caractère très fort et extrêmement spectaculaire de la démarche questionne mais oblige à une analyse très prudente de ses enjeux" , indique-t-il d’emblée.
"Ce débat suscite des émois qui sont légitimes chez tout un chacun mais nous ne connaissons pas le détail du dossier ni les décisions prises par la commission de défense sociale. Comme professionnel, je ne peux m’empêcher de me dire qu’il faudrait examiner l’ensemble du dossier pour avoir un point de vue global et plus décentré avant de sombrer dans une émotion proximale qui serait dommageable pour la réflexion qu’on pourrait avoir par rapport à la loi de défense sociale et à l’organisation des soins."
Très perplexe
Cela étant posé, le professeur Pham se dit "très perplexe" face à cette demande qui renvoie à plusieurs questionnements. Un : l’organisation du système de soins et la façon dont les patients s’y situent ( "Y a-t-il assez de disponibilités au sein du réseau ?" ).
Deux : une question morale. "La loi de défense sociale est à la fois sécuritaire et thérapeutique. Si on s’en tient aux propos du patient, soutenu par son avocat, la demande montrerait que dans ce cas-ci, la loi ne serait utilisée que dans son volet sécuritaire. Cela me met forcément très mal à l’aise d’entendre qu’on préfère arrêter de vivre parce qu’on a fait soi-même le constat qu’on n’a pas accès à un type de soins. Est-ce le cas ? S’il y a eu des tentatives thérapeutiques ou des propositions de traitement, qui auraient été refusées, la situation serait différente. Je le répète : je ne connais pas le dossier précis."
Trois : le point de vue social. "Il s’agit de quelqu’un qui a violé des jeunes femmes de manière répétée et qui a commis un meurtre. Cela veut dire que lui et son avocat ont probablement eu conscience que la situation était coincée au niveau des possibilités de libération. C’est sans doute aussi une partie de l’enjeu."
Dispositifs plus flexibles
Mais existe-t-il, en Belgique, des structures de soins appropriées pour les délinquants sexuels ? "A ma connaissance, nous n’avons pas de programme thérapeutique spécialisé et spécifique pour la prise en charge collective des délinquants sexuels incarcérés en prison" , répond Thierry Pham.
Autrement dit, il n’existe pas de structure semblable à la "Pompestichting", aux Pays-Bas, vers laquelle Frank Van D en Bleeken souhaitait être transféré (lire ci-contre). "Mais nous avons d’autres dispositifs d’intervention thérapeutique, plus flexibles, et des groupes de parole, même dans les environnements fermés. Les contacts et les passerelles existent de facto avec le milieu thérapeutique. On ne peut donc pas dire qu’il y a une absence totale de prise en charge thérapeutique sur le territoire belge" , défend l’expert en psychologie légale.
"Ce n’est pas le reflet de la réalité"
"Les structures de soins existantes ne sont peut-être pas idéales par rapport aux souhaits de l’intéressé, qui invoque la ‘Pompestichting’ comme seule référence pour les gens enfermés, mais on ne peut pas dire qu’il n’en existe pas. Ce n’est pas le reflet de la réalité clinique, ni du terrain."
Pour autant, la situation est ici compliquée par le fait que l’interné est maintenu dans un établissement carcéral et pas placé dans un hôpital psychiatrique, poursuit le psychologue. "Mais quelles options la commission de défense sociale avait-elle à sa disposition ? A-t-elle proposé, par exemple, une place au nouveau Centre de psychiatrie légale de Gand, ou pas ? N’y a-t-il pas eu une série de refus successifs du patient ? On n’en sait rien. Mais vu l’enjeu qu’il représente et la médiatisation de son cas, il m’étonnerait qu’une commission de défense sociale n’envisage pas de proposer des établissements à disposition pour ce type de personnes."
"Il est parfois impossible d’envisager la libération d’un délinquant sexuel"
Pour qu’une demande d’euthanasie soit recevable, le patient doit souffrir d’une affection “grave et incurable”, dit la loi de 2002. Comment détermine-t-on qu’une personne souffrant de troubles mentaux est incurable?
Le positionnement clinique qui sous-tend cette notion de maladie incurable n’est pas tout à fait identique selon qu’on parle d’un cancer ou d’un trouble mental, selon qu’on parle de métastases ou de risque de récidive. C’est un terme générique qui donne la possibilité aux médecins de l’interpréter au sens de leur discipline d’intervention. L’incurabilité psychique ou comportementale n’a pas le même sens clinique ni la même résonance que l’incurabilité d’un cancer.
De quelle maladie parle-t-on dans ce cas-ci?
Je ne sais pas : je ne connais pas ce dossier. Mais je ne saisis pas très bien ce que l’intéressé invoque. Veut-il parler de l’incurabilité d’un sentiment subjectif de souffrance morale ? Ou veut-il dire que puisqu’il ne reçoit pas les soins précis qu’il réclame, il ne changera pas et que son état restera pareil ? On se trouve ici plutôt dans le champ comportemental. Ou veut-il parler de l’incurabilité de son risque de récidive, comme on a pu le percevoir ? On se place ici dans le champ social. On ne parle pas des mêmes choses. Dans l’esprit de la loi sur l’euthanasie, qui vise avant tout les malades, l’incurabilité doit se comprendre au sens clinique, et pas au sens de l’impact social que peut avoir la personne en question.
Un médecin et deux psychiatres consultés – c’est une obligation légale – auraient conclu que M. Van Den Bleeken est incurable
Je ne connais pas la justification clinique des médecins qui ont statué sur cette notion. Qu’ont-ils envisagé comme maladie ? Sur quel critère opérationnel ont-ils estimé que cette personne était totalement et définitivement incurable ? S’agissant du traitement, il y a des gens qui ne sont pas dans des dispositions particulières pour vouloir changer ou pouvoir changer de manière significative. Il y a des gens plus faciles à soigner que d’autres.
Si on conclut qu’on ne peut pas guérir le malade de son trouble mental, peut-on, dans le même temps, considérer qu’il est capable d’exprimer, en âme et conscience, une demande d’euthanasie ?
Ce n’est pas cliniquement antinomique même si cela peut sembler paradoxal. Vous pouvez très bien souffrir de troubles mentaux récurrents et avoir suffisamment de lucidité pour comprendre que ces troubles risquent de se répéter et que cela ne changera pas.
Certains délinquants sexuels sont-ils “irrécupérables” ?
Il y a plusieurs niveaux d’analyse. Sur le plan strictement clinique, il peut y avoir un trouble mental irréversible qui, sur le long terme, est résistant à l’intervention thérapeutique. Si, en plus, sur le plan comportemental, il paraît impossible d’empêcher la récidive, la conséquence en découle : la décision de libérer la personne devient négative.
Aux Pays-Bas, on offre surtout un meilleur cadre de vie
Prise en charge . "De Pompestichting", l’institution hollandaise où l’interné belge espérait être hébergé, est née du constat que l’enfermement, à vie, de patients psychiatriques n’est pas humain, coûte très cher et entre en contradiction avec les droits humains. Aux Pays-Bas, ces personnes sont prises en charge dans un centre de psychiatrie légale.
"Long séjour" . Les patients qui refusent de collaborer ou sur lesquels le traitement ne produit pas de résultats satisfaisants sont orientés vers la section "long séjour" ("langdurige forensisch psychiatrische zorg" ou LFPZ) de l’hôpital - celle-là même que souhaitait intégrer M. Van Den Bleeken. Ils n’en sortiront probablement plus jamais, explique la ‘Pompestischting’, sur son site internet. Au LFPZ (deux localisations de 48 et 88 places), on doit plutôt parler d’encadrement et d’accompagnement des patients que de soins à proprement parler.
Bénéfique. L’objectif est double. D’un côté, la protection de la société ; de l’autre, "la meilleure qualité de vie possible" pour les personnes. "En améliorant le bien-être et la stabilité du patient/résident, ces objectifs peuvent être atteints. Il apparaît en outre que dans un certain nombre de cas, un tel environnement s’avère bénéfique pour la condition psychique et, partant, pour le risque de récidive de certains."