Comment Mathilde a réinventé le métier de reine
Malgré une image familiale plutôt conservatrice, elle semble donner un nouveau souffle au rôle de "first lady" belge. Dossier.
Publié le 15-10-2015 à 22h26 - Mis à jour le 16-10-2015 à 07h56
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/JSM64YDHQBBFLGPXKIMWQ4XOCU.jpg)
En plein cœur de Varsovie, le Vitkac, un centre commercial haut de gamme de la capitale polonaise. Gucci, Saint Laurent Paris, Louis Vuitton… Les volées d’escaliers vous font découvrir les boutiques chics de l’endroit. Tout en haut, au cinquième étage, le Concept 13, un resto branché. Pratiquement toutes les tables y sont réservées. Notamment une, pour une grosse douzaine de convives, sur laquelle les places sont attribuées. On y lit le nom de reine Mathilde et de la première dame polonaise, Agata Kornhauser, l’épouse du président Duda.
A l’occasion de la visite d’Etat du roi Philippe en Pologne, qui s’est terminée jeudi matin, les deux first ladies ont eu un déjeuner mercredi sur le thème "women and leadership". Autour de la table, uniquement des dames, belges et polonaises. Des scientifiques, des diplomates, des académiciennes, même une ministre et une actrice. Ce sera une discussion à bâtons rompus sur la combinaison entre une vie professionnelle de haut niveau et les obligations familiales.
Qu’en retenir ? "Que les femmes ne doivent pas être parfaites…, racontera une participante. Elles doivent faire des choix, et - important - impliquer les hommes."
Distribution des rôles
Justement, comment Mathilde s’y prend-elle elle-même ? Comment incarne-t-elle son rôle de reine au XXIe siècle ? "Il est évident qu’elle doit concilier vie de famille et vie professionnelle et que son engagement et son implication sur le terrain sont vraiment très conséquents par rapport à ce que l’on a pu observer par le passé, commente Vincent Dujardin, professeur d’histoire à l’UCL et spécialiste de la monarchie. La Reine donne peut-être l’impression de voir sa fonction plus comme une profession que comme un rôle. Cela renvoie de fait aussi à l’évolution de la société."
"Pourtant, constate Nicolas Baygert, expert en communication (entre autres maître de conférences à l’ULB), entre Mathilde et son époux, on note une distribution des rôles fortement normée, voire ‘genrée’." Comprenez que chacun privilégie des activités traditionnellement réputées plus féminines ou plus masculines. Lui, c’est la diplomatie, l’économie. Elle, plutôt le social, l’éducation ou l’enfance en général.
"En termes de partage des tâches, Mathilde garde l’image de la femme ancrée dans les valeurs familiales traditionnelles, même si elle fait des efforts pour associer l’image de son mari, le Roi, aux responsabilités parentales partagées, analyse Viviane Teitelbaum, en sa qualité de présidente du Conseil des femmes francophones de Belgique (CFFB). C’est l’image de la famille qui prime sur celle de la femme. Cela reste donc très conservateur à ce niveau-là."
M. Baygert s’essaye à une première explication à propos de cette image conservatrice. "Contrairement à d’autres monarchies européennes, Mathilde provient du même milieu que son époux. En cela, elle ne suit pas la tendance constatée à l’étranger : des héritiers optant pour un mariage d’amour avec une roturière. Ce sont des mariages qui permettent d’apporter du sang neuf aux familles royales et une connexion avec la société civile."
Ensuite, Pierre-Emmanuel De Bauw, le porte-parole du Palais, souligne un élément objectivable. "Seul le Roi a un rôle constitutionnel." Le chef de l’Etat, c’est lui. Les bilatérales avec ses homologues ou les rencontres strictement diplomatiques et politiques lui sont réservées. Ce sont des activités "que la Reine ne peut pas faire seule".
Chacun ses affinités
Enfin, il y a aussi les affinités de chacun, leurs centres d’intérêt. L’économie, le monde de l’entreprise, le business, Philippe aime ça. Il a pris la tête de dizaines de missions économiques lorsqu’il était prince. Et ce n’est pas un hasard si, devenu Roi, il a souhaité adjoindre un large volet économique aux visites d’Etat.
La Reine est, elle, naturellement portée sur des problématiques en lien avec sa formation de logopède et de psychologue. "Quand il est question d’éducation, elle sait de quoi elle parle", nous dit-on. Par ailleurs, si elle s’envolera pour l’Ethiopie d’ici un mois pour y défendre les droits des enfants, c’est en tant que présidente d’honneur d’Unicef Belgique. De même, quand Mme Duda l’invite, mardi, à visiter le musée de Varsovie consacré au compositeur Frédéric Chopin, Mathilde s’y rend aussi en sa qualité de présidente d’honneur du Concours reine Elisabeth.
Si elle est moins présente sur le terrain économique, c’est tout simplement parce que ça l’intéresse moins, nous explique-t-on. Sa présence à ces activités se fait hors du carcan classique. Elle tente d’y adjoindre un angle spécifique. Lundi prochain, par exemple, elle assistera à l’ouverture de la première édition de l’"European Microfinance Day", un événement qui vise à promouvoir la microfinance en tant qu’instrument de lutte contre l’exclusion sociale et le chômage. Dans un autre registre, elle a récemment visité deux écoles, à Bouillon et à Landen, qui proposent des cours en lien avec l’éducation financière.
Et, lorsqu’elle était plus jeune, Mathilde a été membre des "Young Global Leaders" dans le cadre du Forum économique mondial de Davos, en Suisse, où elle se rendait chaque année avec son époux. En fin de compte, estime-t-on, on a "une répartition naturelle des rôles" entre les Souverains.
"La Reine fait un parcours sans faute", lance, dithyrambique, Isabella Lenarduzzi, fondatrice de JUMP, une entreprise qui lutte contre les inégalités entre hommes et femmes au travail. Viviane Teitelbaum et elle ont toutes les deux eu l’occasion de rencontrer Mathilde dans le cadre de leurs activités de défense de la cause féminine. Leurs impressions - positives - se rejoignent.
Réussir la modernité
Si la présidente du Conseil des femmes francophones a pointé l’image conservatrice de la Reine sur le plan des valeurs familiales, elle souligne aussi l’attention qu’elle porte à s’"ancrer dans la modernité à travers ses discours, son image et les choix qu’elle fait pour sa fille aînée", la princesse Elisabeth, future cheffe d’Etat. Pour Mme Lenarduzzi, qui précise ne "pas du tout" être royaliste, "même dans le cadre le plus traditionnaliste qui soit, elles (NdlR, la Reine ainsi que les princesses Astrid et Claire) réussissent la modernité de leur couple et de leur fonction. C’est du meilleur augure qui soit pour la génération de leurs filles qui verra pour la première fois une femme sur le trône."
Et d’ajouter : "Mathilde a une façon subtile de mettre en valeur son époux. Contrairement au passé, elle ne le fait pas d’une façon servile, mais en gardant toute sa force et sa dignité. C’est une femme solaire qui sait allier le meilleur du féminin et du masculin."
"Avec la reine Mathilde, le roi Philippe peut bénéficier d’un atout supplémentaire, notamment de la popularité de son épouse", abonde Vincent Dujardin. "Mathilde est l’atout charme de la monarchie", renchérit Nicolas Baygert. "Le succès du ‘re-branding’ de la monarchie", c’est-à-dire le renouvellement de la "marque" royale, "entrepris depuis la passation de pouvoir avec le roi Albert en 2013 tient en grande partie au rôle primordial joué par la reine Mathilde. Elle agit comme béquille communicationnelle sur laquelle Philippe peut à tout instant s’appuyer."
Au Palais, les deux travaillent ensemble. Avec leurs équipes, ils déterminent qui fait quoi. En fonction des affinités et des envies de chacun, des obligations diverses, et des très - très - nombreuses sollicitations qu’ils reçoivent. Pour la Reine, nous a-t-on dit, cela se compte en plusieurs dizaines chaque semaine. Les écoles sont apparemment assez demandeuses. "Il faut faire des choix."
"Avant de devenir reine, Mathilde avait déjà prononcé plus de discours que les reines Paola et Fabiola réunies", explique le professeur Dujardin. Incontestablement, l’intensité des activités de l’actuelle Souveraine est sans commune mesure avec celle de son prédécesseur. "Jamais on aurait vu Paola faire ce que fait Mathilde", souffle-t-on.
"Mathilde, elle a deux idées à la minutes." C’est elle qui aurait proposé de moderniser le magasin des Serres de Laeken et d’y ajouter un salon de thé, pour rendre les lieux plus accueillants. Elle participe aussi activement à la tentative - qui concerne tout le Palais - de "rajeunissement" du public de la monarchie. Elle multiplie les activités avec les adolescents. On l’a ainsi vue assister dimanche passé aux cent ans des Guides catholiques de Belgique, à la Citadelle de Namur.
Circonstances atténuantes
Clairement, chez l’épouse du roi Albert - qui avait tout de même des affinités prononcées en matière d’art, de patrimoine ou d’enseignement - le rythme était plus léger et les initiatives plus conventionnelles. Cela dit, elle a des circonstances atténuantes. "Les situations des deux reines sont très différentes, estime Vincent Dujardin. Paola ne s’attendait pas à devenir reine. Elle l’est sans doute devenue non sans appréhension, même si, plus tard, elle s’est montrée davantage en phase avec la fonction. Et puis, c’est aussi une question de génération et d’évolution de la société." Sans oublier que Mathilde a accédé à la fonction à 40 ans, en pleine force de l’âge, alors que Paola allait sur ses 56 ans.
Et puis, le boulot est loin d’être terminé, conclut Nicolas Baygert. "Mathilde devra continuer à dépoussiérer l’image de son époux, tout en veillant à moderniser sa propre communication. On songe à cet égard au couac relatif au moment où la reine Mathilde voulait se faire appeler ‘Votre Majesté’, au lieu de ‘Madame’, comme c’était le cas pour la reine Paola." "Quand elle a désiré se faire appeler ‘Majesté’, cela m’a d’abord interpellé, réplique Isabella Lenarduzzi. Ensuite, j’ai compris qu’elle voulait obtenir un respect et une reconnaissance particulière de son rôle. Elle a raison et elle porte magnifiquement bien son titre." N’en jetez plus. Mathilde sait séduire.