Manger de la viande, un débat politique qui va se durcir
Plusieurs stars de la politique flamande appellent à manger moins de viande. Côté francophone, le débat reste au point mort. Céline Delforge, députée Ecolo, dénonce l’inertie de son parti sur le sujet.
Publié le 17-02-2016 à 10h36 - Mis à jour le 17-02-2016 à 10h41
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C’est un front commun peu commun. Cinq présidents de parti unis pour contester l’une des habitudes alimentaires les mieux ancrées dans l’ordinaire des familles belges : la viande. Bart De Wever (N-VA), Wouter Beke (CD&V), John Crombez (SP.A), Meyrem Almaci (Groen) et Gwendolyn Rutten (Open VLD) ont entamé, le mercredi 10 février, un carême inhabituel. Pendant quarante jours, ils vont réduire, voire éliminer de leur assiette les produits d’origine animale. Adieu boulets-frites, waterzooi et filet américain. D’autres vedettes de la politique néerlandophone, ainsi que 80 000 Flamands anonymes participent aussi à l’opération, largement médiatisée au nord de la frontière linguistique. C’est notamment le cas du ministre-Président flamand Geert Bourgeois (N-VA), du vice-Premier ministre Alexander De Croo (Open VLD) et de la commissaire européenne Marianne Thyssen (CD&V).
Tiendront-ils jusqu’à Pâques ? "Pour Bart De Wever, ce ne sera pas un gros effort , assure la porte-parole de la N-VA . En temps normal, déjà, il ne mange presque jamais de viande, juste un peu de poulet et de poisson." L’écologiste Meyrem Almaci tiendra elle aussi parole, à n’en pas douter : elle est végétarienne depuis l’adolescence, et en parle régulièrement dans ses interviews.
Réchauffement climatique
Si l’initiative "quarante jours sans viande" connaît un succès sans précédent, ce n’est pas la première édition du genre. La campagne a vu le jour en 2011, à l’initiative de la metteuse en scène de théâtre Alexia Leysen. Fille de l’industriel Thomas Leysen, elle-même n’est pas végétarienne. Le projet ne se présente d’ailleurs pas comme un plaidoyer pour le végétarisme intégral, mais comme "une mission collective en faveur d’habitudes alimentaires plus durables" . Ses concepteurs estiment que la consommation de viande est l’une des principales causes du réchauffement climatique. En mangeant différemment, il s’agit pour eux d’envoyer "un signal puissant" : les citoyens veulent prendre leurs responsabilités, pour que la Terre reste vivable. L’organisation agricole Boerenbond s’en est offusquée, évoquant "un effet de mode reposant sur des chiffres faux et des affirmations biaisées" .
L’affaire illustre à quel point la question de la viande est devenue sensible en Flandre. Le "Veggie Day", à Gand, en fournit un exemple emblématique. Depuis 2009, chaque jeudi, les cantines des écoles et des administrations ne servent que des repas végétariens.
Punk anarchiste
Le contraste est saisissant avec la Belgique francophone, où la question de la viande (en manger ou pas ?) ne perce pas du tout dans l’agenda politique. Toutes assemblées et tous partis confondus, Céline Delforge (Ecolo) est la seule parlementaire - déclarée - végétarienne.
Parmi les élus locaux d’un certain niveau, l’échevin verviétois Malik Ben Achour (PS) apparaît comme un spécimen unique. Ce dernier a franchi le pas à 17 ans, en fréquentant la mouvance punk anarchiste. "Je suis surpris que les partis, même progressistes, ne se saisissent pas du sujet , témoigne-t-il . Qu’on le veuille ou non, manger de la viande est un enjeu collectif, donc politique. Cela touche aux rapports Nord-Sud et au développement durable. Pour produire un kilo de bœuf, il faut des centaines de litres d’eau. Le rapport de production est absurde. Se pose aussi un choix éthique. Quel rapport entre l’homme et l’animal ? Que veut-on faire de soi-même ?"
Le mutisme des partis francophones peut étonner, à un moment où le végétarisme n’a jamais été aussi tendance. Aux dires de nombreux observateurs, la pratique est en pleine expansion, surtout chez les très jeunes, la génération des 15-25 ans.
"Les militants Groen sont souvent étonnés qu’il y ait si peu de végétariens chez nous , confirme Guillaume Defossé, secrétaire régional d’Ecolo-Bruxelles . La réduction de la consommation de viande est déjà inscrite dans le programme du parti, mais on ne le défend pas assez ouvertement. On devrait développer un argumentaire plus clair, sans pour autant devenir rabiques et donner l’impression qu’on veut interdire la viande."
Végétarienne, l’ex-coprésidente d’Ecolo, Emily Hoyos, n’a jamais voulu s’étendre sur le sujet. Jointe par "La Libre", elle évoque "une démarche personnelle" et le refus de s’étendre sur sa "vie privée" . D’autres n’ont pas ces pudeurs. Cem Özdemir, président des Verts allemands, et Jeremy Corbyn, leader des travaillistes britanniques, sont végétariens et en parlent à souhait.
Alors, choix privé ou enjeu politique ? "Chez les végétariens, les deux sont très souvent indissociables , répond Vinciane Despret, philosophe à l’université de Liège . Très souvent, ils expliquent leur choix par un ressenti intime. Ils disent : je ne pouvais plus, ça me dégoûtait… Mais ils font aussi référence à des questions morales qui dépassent l’individu : je ne pouvais plus continuer à faire du mal à d’autres êtres, à me détacher comme humain de l’ensemble du vivant…"
Céline Delforge (Ecolo) : "Le débat va se durcir"
Députée au Parlement bruxellois depuis 2004, l’écologiste Céline Delforge, végétarienne, appelle son parti à faire de la baisse de la consommation de viande l’un de ses combats prioritaires.
Considérez-vous le végétarisme avant tout comme un choix individuel ou comme un enjeu politique ?
Selon moi, c’est extrêmement politique, même si la plupart des gens y arrivent par un cheminement très personnel. Pour résumer, il y a trois portes d’entrée. La plus politique tient à l’impact environnemental : ça pollue moins de produire des végétaux que de la viande. Le second angle d’approche est philosophique : c’est tout le débat sur la hiérarchie entre les espèces, le respect des animaux. Les plus jeunes y sont très sensibles. Ce n’est pas pour rien que chez le moins de 30 ans, c’est le "véganisme" qui explose, le refus de tout produit animal, y compris les œufs ou le lait. Le troisième prisme est de santé publique : du bon fromage, de la bonne viande bio, ça coûte cher, il n’y a rien à faire.
Pensez-vous que le sujet va bientôt percer dans le débat politique francophone ?
Franchement, non, je ne sens aucun frémissement. On a une classe politique qui est complètement à côté de ces questions-là. Mais je crois que ça va bouger, car il y a quelque chose qui émerge. Le truc va partir d’en bas. De plus en plus de collectivités de citoyens vont lancer des alternatives, sans attendre le pouvoir politique. A Lille, une cantine universitaire s’est mise à proposer des plats "vegan". Cela rencontre un succès fou.
Quel regard portent vos collègues sur cette part de votre engagement ?
Au Parlement bruxellois, quand il y a eu des rares débats pour lancer des "jeudis veggie", comme à Gand, la réaction générale, c’était "pas d’atteinte à la liberté". Comme s’il y avait une liberté ultime, manger de la viande, et que s’en passer un jour par semaine la remettait en cause. Chaque fois, le sujet est venu à l’instigation d’une députée Groen, et ça a fait l’objet de beaucoup de railleries.
Et dans votre parti ?
Même chez Ecolo, il n’y a pas du tout de réflexe végétarien. La qualité de l’alimentation, les produits locaux, c’est vu comme important. Mais la question de la viande reste un point aveugle. Je le regrette. Moi, je trouve qu’on devrait être en pointe là-dessus. Cela changera peut-être avec la prochaine génération de mandataires, mais je ne suis pas sûre que ce sera spécifique aux Verts. Le schisme me semble plus générationnel que gauche-droite. Je crois que c’est un débat qui va vraiment se durcir. C’est normal, quand un nouveau clivage émerge, cela suscite des oppositions très dures.
Des hommes plus carnivores ?
Genre La tendance est impossible à chiffrer, mais des échos convergents la confirment : les femmes seraient plus nombreuses que les hommes à se convertir au végétarisme. Pourquoi ? "Si cette intuition est juste, on pourrait la mettre en relation avec un fait historique, indique Vinciane Despret, philosophe à l’ULg. Au XIXe siècle, les personnes qui ont initié le combat contre la vivisection, le traitement des animaux en laboratoire, étaient presque toutes des femmes. Avoir vécu le manque de considération par rapport à leur propre désir, à leur corps, les rendait extrêmement sensibles aux violences infligées aux corps des animaux. En se révoltant, elles mettaient en cause un double pouvoir, celui de l’homme sur la femme et celui d’une science sans conscience." Et aujourd’hui ? "Il n’est pas impossible que les femmes d’aujourd’hui, héritières du féminisme, soient plus attentives à mener une contestation agissante contre les rapports de domination, qu’ils concernent les hommes sur les femmes ou les êtres humains sur les animaux."