L'état de la justice (1/5): Un budget sans cesse raboté
Les budgets alloués à l'institution judiciaire ont été rabotés et les économies ont été accélérées par le gouvernement Michel. L'état général de l'infrastructure et des moyens humains laisse à désirer, comme l'illustre notre reportage au palais de justice de Liège. Analyse, infographies et reportage.
Publié le 04-06-2016 à 07h55 - Mis à jour le 04-06-2016 à 08h32
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/DUH4XYCUY5D3PIV4LWL4DY6FCA.jpg)
"La Libre" au cœur du monde judiciaire.
Les magistrats belges, du sud comme du nord du pays, manifesteront leurs inquiétudes et leur mécontentement en se réunissant dans les palais de justice du pays le 7 juin. On a même pu croire un moment qu’ils allaient faire la grève des audiences.
De nombreux surveillants pénitentiaires francophones observent depuis plus de quarante jours une grève qui fait grand bruit.
Tout récemment, le premier président de la Cour de cassation, Jean de Codt, a, dans une sortie médiatique musclée, accusé le gouvernement de vouloir assécher la justice et museler le pouvoir judiciaire. Il est allé jusqu’à parler d’un Etat voyou.
Dans de nombreuses juridictions, dans les greffes des cours et tribunaux, magistrats du siège et du parquet ou membres du personnel se plaignent que les cadres prévus par la loi ne sont pas remplis, que les systèmes informatiques sont obsolètes, que les bâtiments sont vétustes voire insalubres. A la cour d’appel de Bruxelles, faute d’effectifs, il a même fallu fermer des chambres.
Les plaintes émanent de la base mais aussi des chefs de corps. Les avocats ne sont pas en reste, qui ont longtemps soutenu les projets de réforme du ministre de la Justice, Koen Geens, mais se montrent désormais très critiques à son endroit.
Le ministre, lui, applique sans ciller la déclaration gouvernementale, persuadé que les économies imposées à la justice sont nécessaires et qu’elles se feront moins sentir lorsque ses réformes sortiront leurs effets. Il annonce la publication de places vacantes, promet la construction de nouvelles prisons et rappelle que depuis vingt ans de nouveaux bâtiments judiciaires et pénitentiaires sont sortis de terre en divers endroits.
"La Libre" mène l’enquête
"La Libre" a voulu en avoir le cœur net. Elle vous propose une série d’articles, d’enquêtes, de reportages, d’infographies, d’entretiens, qui s’étaleront sur cinq jours et parleront du budget de la justice, de l’état des prisons, de l’organisation du système judiciaire, de l’attractivité de la profession de juge ou de membre du parquet. Nous évoquerons aussi les rapports entre le monde politique et le monde judiciaire. Un sondage rendra compte de la manière dont le citoyen "voit" la justice. Enfin, nous donnerons la parole à une cinquantaine d’acteurs ou d’observateurs de l’institution qui proposeront une "idée choc" en vue de l’améliorer et de la moderniser.
Un budget sans cesse raboté
En Belgique, le budget de la Justice couvre 63 départements. On y retrouve pêle-mêle les magistrats et le personnel judiciaire, les prisons, l’entretien des bâtiments judiciaires, les frais de Justice en matière pénale, l’aide juridique, la Sûreté de l’Etat, la commission des jeux de hasard de même que le financement des cultes, qui dépend, lui aussi, du ministre de la Justice.
Economies à tous les étages
Comme le montre l’infographie ci-contre, ce budget a longtemps légèrement progressé avant de connaître un coup d’arrêt depuis le début de la décennie et un recul certain entre 2014 et 2015 puisque, de 1,925 milliard d’euros en 2014 (dont 968 millions pour l’ordre judiciaire), il est tombé à 1,704 milliard d’euros en 2015 (dont 887 millions pour l’ordre judiciaire).
Selon les calculs du Conseil consultatif de la magistrature (CCM), dont le rôle est de mener des réflexions sur tout ce qui concerne le statut, les droits et les conditions de travail des magistrats, les économies ont touché de nombreux postes. A titre d’exemple, on dira qu’en 2015, elles ont été de 8 % en matière de rétribution des avocats chargés de l’aide juridique alors que les dépenses relatives au système informatique - qui date pourtant de 1986 - ont été rabotées de 22 %.
Certes, quelques ajustements ont été effectués en cours d’année mais sans que les grandes tendances soient réellement modifiées.
La Cour des comptes a relevé qu’entre 2014 et 2015, les lignes de crédit concernant les magistrats statutaires ont connu une baisse de 23 millions d’euros (- 8,7 %). Les crédits pour le personnel non magistrat statutaire ont été rognés de 6,1 %. Et ceux pour le personnel non magistrat non statutaire de 9,3 %. D’après le CCM, les réductions de budgets accordés au personnel ont été de 7 %, ce qui équivaut à 700 postes.
Certes, lors de la discussion du budget 2016, l’enveloppe dévolue à la Justice a été fixée à 1,725 milliard d’euros, ce qui représente une légère hausse.
Le ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), a même annoncé que les réductions de personnel pourraient être limitées à 1 %.
Mais pour nombre d’observateurs, le progrès est peu spectaculaire et des corrections demeurent possibles.
Cadres non remplis
Récemment, le Collège des cours et tribunaux rappelait que d’après la loi, les juridictions belges (hors Cour de cassation) étaient censées compter 1 646 juges nommés. On est toutefois loin du compte. Le SPF Justice, lui-même, a dû concéder qu’au 1er mai 2016, le nombre de juges nommés était de 1 555, dont 55 quitteront leur juridiction avant la fin de l’année.
Par ailleurs, si les engagements pris par les gouvernements précédents avaient été tenus, le personnel du siège aurait dû compter 4 790 membres. Or, le nombre de membres du personnel nommés ou recrutés avec un contrat à durée indéterminée était de 4 177 à la date du 12 avril; 70 partiront à la retraite avant le 1er janvier 2017.
Pour rappel, en 2013, le nombre de magistrats du siège était de 1 604 alors que le parquet en comptait 830. A titre informatif, on indiquera qu’entre 2006 et 2013, la proportion de magistrats féminins a augmenté de 12 %, confirmant le phénomène de la féminisation de l’appareil judiciaire, sauf dans les plus hautes juridictions.
Pour en revenir au budget proprement dit, il sied de signaler que le ministre de la Justice a annoncé, le 27 mai, l’ouverture de places pour 48 stagiaires judiciaires pour 2016 et 2017 et rappelé que, depuis le début de l’année, 99 places vacantes de magistrat ont été publiées au "Moniteur" alors que 37 autres le seront prochainement. Par ailleurs, 447 places vacantes pour le personnel judiciaire dans les greffes et les secrétariats des parquets ont été publiées ou le seront prochainement. De quoi, dit M. Geens, permettre d’atteindre partout 90 % du cadre.
Pour Paul Dhaeyer, vice-président du collège francophone du Conseil consultatif de la magistrature, les économies budgétaires décidées par le gouvernement Michel viennent s’ajouter à celles déjà enregistrées entre 2010 et 2012. Et les lignes budgétaires fixées pour 2016, outre qu’elles sont aléatoires, ne permettent pas de parler d’embellie.
Engagements internationaux en danger
C’est d’autant plus inquiétant à ses yeux que notre pays fait l’objet d’évaluations négatives de la part d’instances internationales s’agissant de ses engagements internationaux en matière de lutte contre la grande criminalité, le terrorisme et la corruption.
Toutes choses qui le fragilisent au moment d’attirer des investisseurs étrangers.
Sous la moyenne européenne
Le rapport 2014 de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) a compilé les données pour l’année 2012 de 45 Etats membres du Conseil de l’Europe. Il indique que la Belgique n’a consacré que 0,7 % de ses dépenses publiques au département de la Justice alors que la moyenne européenne est de 2,2 %. Cela place notre pays en 44e position; mais ces chiffres sont à prendre avec précaution car il existe des disparités dans les modes de calcul. Cela dit, chez nos voisins les plus aisés, la part du budget total allouée à la Justice tourne autour de 4 %.
Certes, le Belge dépense annuellement 81,6 euros pour les tribunaux et le ministère public contre 53,2 euros en moyenne en Europe. Mais la part du budget des tribunaux et des parquets par habitant dans le PIB (produit intérieur brut) place la Belgique en dessous de la moyenne européenne (0,240 % contre 0,277 %).
Le rapport établit par ailleurs que le budget alloué à l’ordre judiciaire a diminué de 2,5 % en Belgique entre 2010 et 2012 alors qu’il a augmenté en moyenne de 4,5 % dans les pays membres du Conseil de l’Europe. La Belgique compte 14,3 juges par 100 000 habitants, (contre 21 en moyenne en Europe); 23 juges non professionnels (113,3); 7,4 procureurs (11,8); et 155,3 avocats (139,5). Notre pays a consacré 7,80 euros par habitant à l’aide judiciaire au sens large, la moyenne étant de 8,63 euros. Le budget a augmenté de 15,5 % entre 2010 et 2012 contre 23 % en moyenne.
Au bas du classement
Selon la CEPEJ, la tendance montrait une évolution positive, en valeur absolue, du budget alloué aux systèmes judiciaires en Europe. Mais les effets de la crise de 2008 se sont fait sentir dans une série de pays dont fait partie la Belgique. Le rapport de la Commission ne tient pas compte des coupes budgétaires décidées en Belgique pour 2015 et 2016. "Compte tenu de la réduction linéaire des dépenses de 20 %, la Belgique va plonger au bas du classement européen", nous confiait Paul Dhayer, vice-président du Conseil consultatif de la magistrature.
A Liège, on combat la misère par de la bonne volonté

Toujours difficiles, parfois surréalistes et même indignes, les qualificatifs ne manquent pas pour décrire les conditions de travail du personnel de Justice en Belgique. Entre problèmes d’infrastructures, de moyens matériels et humains, le constat n’est pas neuf mais il reste édifiant dans de nombreux palais de justice.
Celui de Liège nous a ouvert ses portes. Philippe Dulieu, le procureur du Roi, nous reçoit dans son bureau. Le problème des sous-effectifs est le plus grave, selon lui."Le ministre Geens a annoncé qu’il allait entretenir un déficit chronique en personnel par un blocage des recrutements, quand on atteindra 87 % du cadre pour le personnel administratif et 90 % pour les magistrats. En septembre, il manquera à Liège 18 magistrats sur 69. Neuf employés administratifs vont partir à la retraite et on ne les remplacera pas. C’est illégal mais pas nouveau : l’ancien gouvernement foulait déjà la loi aux pieds."
Moins de personnel mais pas moins de travail. Les dossiers de terrorisme, par exemple, ont vu leur nombre exploser, passant à Liège de 16 en 2013 à 164 rien que pour les premiers six mois de l’année 2016. "Et cela avec seulement deux magistrats à temps plein pour les traiter" , signale le procureur. Dans divers tribunaux, des audiences doivent être reportées de plusieurs semaines à cause du manque de personnel.
Les magistrats achètent leur smartphone
Les mesures d’économies conduisent le personnel à mettre la main à la poche. "Il n’y a plus de possibilité de commander des cartouches d’encre , poursuit Philippe Dulieu . Une magistrate a acheté un toner à 130 euros. Les magistrats ont tous payé leur smartphone sur fonds propres car le budget ne prévoit que l’achat de GSM à 40 euros. Mais on dépense 300 000 euros de loyers par an pour héberger le parquet général à l’Ilot Saint-Michel (à quelques dizaines de mètres de là, NdlR) car les annexes sont pleines."
Les annexes sont pleines et on a, en plus, oublié d’y inclure le tribunal de police. Ses locaux, situés à un bon kilomètre des annexes et du vieux palais historique (qui tombe en ruine), datent de 1978. Ils sont insalubres, c’est le mot. L’occupation ne devait durer que dix ans. Mais le provisoire dure et aucun déménagement n’est envisagé.
Bienvenue à Tchernobyl
Nous visitons le bâtiment en compagnie d’Alexandre Verheyen, le secrétaire de la section Police. "Quand des collègues de Huy et de Verviers sont venus ici, ils ont dit qu’ils avaient l’impression d’être à Tchernobyl" , se rappelle-t-il. La misère de la Justice s’incarne en effet sous nos yeux : châssis de fenêtres rafistolés avec de l’adhésif, murs sales, installation électrique inquiétante, sanitaires d’un autre âge…
Il y a eu des fuites d’eau à la cave où sont stockées les archives, des pannes de chauffage en plein hiver. Des employés s’improvisent ouvriers du bâtiment. "On a coulé cette petite chape de béton à la place d’un carrelage cassé" , nous montre notre guide à la cave.
Retour dans les annexes du centre-ville pour une discussion avec Philippe Glaude, le président du tribunal de première instance. "Le justiciable, et je peux le comprendre, peut avoir l’image d’une Justice inefficace , commente-t-il . Mais je nous trouve plutôt efficaces, compte tenu du contexte."
Notre dernier interlocuteur est le premier président de la cour d’appel, Marc Dewart. "On coupe de manière aveugle. On a commencé par sabrer dans les frais de fonctionnement puis il y a eu les CDD non renouvelés, les nominations postposées et on n’a plus renouvelé le personnel , détaille-t-il . Nous sommes débordés, ce qui peut induire une perte de sens dans l’exercice de notre métier et le risque d’un arriéré judiciaire. Les justiciables se détourneront alors de la Justice en choisissant les voies de la transaction, de l’arbitrage ou en laissant tomber leur action."
Dévoués et motivés
Nos témoins sont animés d’un amour de leur métier et d’une immense bonne volonté. Toute la journée, nous avons entendu : "Il y a pire situation que la nôtre." "Heureusement qu’on peut compter sur des gens dévoués et motivés." "On contourne les problèmes." "On apprend à relativiser." Ils attendent impatiemment une autre politique pour la Justice. "Si on nous donne du temps, des moyens et de l’autonomie, l’avenir sera certainement meilleur" , conclut Marc Dewart.
Un système informatique 1.0
Incompatibles. On peut affirmer qu’au niveau de son informatisation, la justice ne vit pas au XXIe siècle. Elle serait plutôt calée dans les années 90. Muriel Godin, la greffière en chef au palais de justice de Liège, nous explique avec quoi elle doit composer au quotidien. "Au civil, j’utilise le système informatique BCG. Il est peu convivial, date des années 90 et a très peu évolué depuis. C’est qu’il n’y a qu’un seul informaticien en Belgique affecté à sa modernisation", dit-elle. Le BCG cohabite avec trois autres systèmes informatiques. Mais ils sont incompatibles. "On retourne donc à l’âge de la pierre. Certaines choses doivent être écrites à la main, comme les plis judiciaires. On doit aussi imprimer puis numériser et renvoyer des dossiers." Ces quatre programmes ne sont pas non plus compatibles avec celui de la police. "Les services de police sont contraints de faire une copie numérique des documents originaux et de l’envoyer par mail au juge d’instruction." La greffière souligne un problème de taille. "Je ne peux même pas faire des copies papier des PV car j’ai besoin des originaux signés. Les policiers doivent alors m’apporter le dossier papier original." Les dossiers des justiciables sont entièrement en version papier, contrairement à ce qui se fait dans d’autres pays. L’obsolescence et l’incompatibilité des systèmes informatiques engendrent une perte de temps considérable pour le personnel. "Comment, en 2016, est-ce possible de ne jouer qu’avec du papier ?", s’exclame Muriel Godin. "Ce serait pourtant parfaitement faisable de passer au dossier numérique, avec signature électronique et d’avoir un programme informatique commun, aux accès réservés en fonction du service où vous travaillez."