L'Etat de la justice (3/5): Entre justice et politique, la confiance rompue
Le vendredi 20 mars 2015, une multitude de toges noires constellées de blanc avaient envahi la salle des pas perdus. Magistrats, avocats, greffiers, interprètes… Ils étaient plusieurs centaines, francophones et néerlandophones, à participer à ce sit-in inédit. Le cri d’alarme s’adressait au pays tout entier.
- Publié le 07-06-2016 à 14h14
- Mis à jour le 07-06-2016 à 14h19
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C’était le vendredi 20 mars 2015 et les murs du palais de justice en tremblent encore. Sur le coup de 13 heures, une multitude de toges noires constellées de blanc avaient envahi la salle des pas perdus. Magistrats, avocats, greffiers, interprètes… Ils étaient plusieurs centaines, francophones et néerlandophones, à participer à ce sit-in inédit.
A l’intérieur du mastodonte architectural conçu par Joseph Poelaert, le brouhaha était infernal, mais le message limpide. "A vue d’œil, jour après jour, notre organisation judiciaire se dégrade", avait clamé Jean-Louis Desmecht, président du collège des cours et tribunaux. Le cri d’alarme s’adressait au pays tout entier.
"Soyez-y attentifs, chers concitoyens, parce que c’est la première fois que le pouvoir judiciaire s’exprime de la sorte, avait enjoint Jean de Codt, premier président de la Cour de cassation. Et c’est probablement aussi la dernière fois. Cet appel est unique."
L’attention accordée à ce message de détresse fut très relative. Fallait-il frapper plus fort pour être entendu ? Toujours est-il que le 15 mai dernier, à la RTBF, Jean de Codt a prononcé des paroles d’une virulence rare. Dénonçant un gouvernement "qui développe une stratégie de désobéissance à la loi", le premier magistrat du royaume s’est interrogé : "Quel respect donner à un Etat qui marchande sa fonction la plus archaïque, qui est de rendre la justice ? Cet Etat n’est plus un Etat de droit, mais un Etat voyou."
La réplique du Premier ministre a fusé. "La justice est un pouvoir qui doit être respecté mais le devoir de réserve est un gage pour son indépendance", a lancé Charles Michel à la tribune de la Chambre.
Enquête à charge
Bien plus qu’une passe d’armes entre deux hommes, l’épisode révèle le malaise qui s’est installé en Belgique entre les pouvoirs judiciaire et politique. Le climat de méfiance est tel, désormais, que le moindre incident envenime la situation.
En février, la suspension du prononcé accordée à un animateur radio accusé de viol a suscité une vague d’indignation en Flandre. Les propos tenus alors par le ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), laissant entendre qu’une telle mesure ne devrait pas être permise pour les violeurs, ont été perçus par les magistrats comme une intrusion intolérable sur leur terrain. "Le ministre ne peut désapprouver publiquement la sanction décidée par un juge", a dénoncé le collège des cours et tribunaux, dans une lettre ouverte.
La tension a encore monté depuis le 14 avril. Ce jeudi-là, au motif que l’enquête judiciaire avait été menée "exclusivement à charge", la Chambre a refusé de voter la levée d’immunité parlementaire d’Alain Mathot, député PS inculpé pour corruption. Un camouflet pour les magistrats qui ont travaillé sur le dossier.
Clivage culturel
Le nerf de cette guerre qui ne dit pas son nom reste toutefois l’argent. Côté politique, on s’agace de l’explosion des "frais de justice", liés notamment aux écoutes téléphoniques, auxquelles les magistrats ont de plus en plus souvent recours. Côté justice, on dénonce des économies drastiques imposées à une institution déjà désargentée, des réductions de personnel aveugles, et des pensions revues à la baisse.
Pour de nombreux magistrats, c’est le statut de la justice en tant que pouvoir qui est attaqué "par le biais budgétaire", comme le résume Paul D’Haeyer, vice-président du conseil consultatif de la magistrature. "Parfois, le gouvernement a l’air de dire : vous, les juges, vous n’êtes pas élus, qui êtes-vous ? Je rappelle que le pouvoir exécutif, lui aussi, est un pouvoir totalement non élu. Ce qui fonde la légitimité d’un pouvoir, c’est la Constitution. A ce titre, nous avons la même légitimité qu’un ministre. Nous ne sommes pas les administrés du ministre de la Justice."
Hendrik Vuye, député N-VA et professeur de droit constitutionnel à l’université de Namur, défend un tout autre point de vue. "Ce qui importe, c’est l’indépendance et l’impartialité des juges. Mais prétendre que la justice est un pouvoir, ça, c’est une théorie du XIXe siècle. La légitimité démocratique revient soit au Parlement, qui est élu, soit au gouvernement, qui dispose d’une majorité au Parlement. La justice doit s’adapter à un monde qui change. Elle devrait également rendre des comptes. Or, qui contrôle aujourd’hui les hauts magistrats ? Je me le demande."
Certains juristes décèlent dans cette opposition un clivage culturel. "Le gouvernement ne parle plus du pouvoir judiciaire, mais du SPF Justice, c’est très révélateur, commente l’avocat Pierre Chomé. Selon moi, ce n’est pas étranger au fait que les trois derniers ministres de la Justice (Stefaan De Clerck, Annemie Turtelboom, Koen Geens) ont été néerlandophones. Dans le modèle nordique , la justice n’a pas le même poids que du côté latin. L’indépendance de la justice, la séparation des pouvoirs, ce sont des notions beaucoup moins présentes dans le débat en Flandre."
A la veille d’une journée de mobilisation des magistrats, Koen Geens reste prudent, mais plaide néanmoins pour une justice "adaptée à la modernité". Il rappelle qu’en Norvège, le tueur Anders Breivik a été jugé en moins d’un an, de même que l’assassin du leader politique Pim Fortuyn aux Pays-Bas. En Belgique, par contre, le procès Dutroux s’est déroulé huit ans après les faits. "Voilà pourquoi je plaide pour une performance accrue, indique le ministre. Mais ne me faites pas dire ce que je ne dis pas : il faut une bonne justice, pas de précipitation."