L'Etat de la justice (4/5): "Les justiciables sont les victimes"
La petite dame qui déboule dans la cour du palais de justice de Namur affiche une mine dégoûtée. Son dossier est reporté d’une heure pour cause de protestation du monde judiciaire, ce mardi matin. Ambiance.
Publié le 08-06-2016 à 08h14 - Mis à jour le 08-06-2016 à 08h20
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Les actions menées, mardi, dans les tribunaux du pays ont connu un succès important. La mobilisation des juges du siège, des magistrats de parquet, des avocats, des greffiers et du personnel administratif a été partout massive.
Tous ont répété leur opposition aux restrictions budgétaires décidées par le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V). "Le juge doit être libre des autres pouvoirs et il doit avoir les moyens d’assumer son rôle", a scandé Françoise Tulkens, l’ancienne juge belge à la Cour européenne des droits de l’homme. "On ne peut admettre des économies si par ailleurs les pouvoirs législatif et exécutif ne mettent pas à disposition de la justice des moyens suffisants", a commenté Me Stéphane Boonen, le bâtonnier de Bruxelles. "Il était important pour moi d’être présent, a confié Damien Vandermeersch, avocat général à la Cour de cassation. Je pense que le Parlement devrait reprendre davantage le pouvoir face aux restrictions budgétaires imposées à la justice."
Pour Manuela Cadelli, présidente de l’Association syndicale des magistrats (ASM), "l’action a démontré la détermination de la profession. C’est le début d’un processus de résistance civile. Les citoyens perçoivent de mieux en mieux l’enjeu de nos revendications."
Les associations de magistrats appellent d’ailleurs à un nouveau rassemblement le lundi 20 juin, à Bruxelles.
Une action très "soft"
Pour certains, le mouvement de protestation de mardi a cependant paru timide. Se montrer en toge dans les salles des pas perdus des bâtiments judiciaires et retarder le début des audiences d’une demi-heure, ce n’est pas à proprement parler manifester sa colère de façon musclée même si, mardi matin, on a entendu des magistrats, à l’instar d’Isabelle Schyns, juge au tribunal de la famille de Bruxelles, annoncer que si rien ne bougeait, on risquait de les voir "aller au finish."
Les magistrats n’ont pas voulu, disent-ils, prendre le justiciable en otage. Pour d’aucuns, le mot grève sent le soufre. En vérité, si la grogne existe à tous les étages de l’institution judiciaire, les juges sont divisés à propos de la marche à suivre pour faire connaître leur courroux. Au sein de l’Association syndicale de la magistrature, il en est de très offensifs qui semblaient prêts à en découdre autrement qu’en retardant leurs audiences. Du côté de l’Union professionnelle des magistrats, on se montre généralement plus prudent. L’Union royale des juges de paix et de police est elle aussi en retrait.
Koen Geens campe sur ses positions
Enfin, les magistrats flamands et leurs instances, tout en se plaignant du sort réservé à la justice, ne veulent pas entendre parler d’une ligne dure.
Bref, si les magistrats belges ont lancé un signal clair au ministre de la Justice, celui-ci peut espérer exploiter les dissensions "tactiques" existant en leur sein. Mardi, dans une "carte blanche" publiée par "Le Soir", Koen Geens a en tout cas réaffirmé sa volonté de poursuivre son plan. Manuela Cadelli a manifesté sa "perplexité". "Il nous répond de cette manière alors que nous réclamons un débat", a-t-elle regretté.
"Les justiciables sont les victimes"
La petite dame qui déboule dans la cour du palais de justice de Namur affiche une mine dégoûtée. Son dossier est reporté d’une heure pour cause de protestation du monde judiciaire, ce mardi matin. "Oh mais je les comprends ! , ponctue-t-elle. Je reviens des sanitaires…" Des installations moyenâgeuses, où les urinoirs ne sont pas séparés des toilettes pour les femmes, dont les verrous ont sauté. Et on vous épargne les odeurs…
Aussi, quand le président du tribunal de première instance, Dominique Gérard, évoque "l’état de délabrement du pouvoir judiciaire" dans la salle des pas perdus envahie d’hommes et de femmes de loi, en toge ou en civil, "on voit tout de suite ce qu’il veut dire", chuchote-t-elle. M. Gérard évoque le manque de moyens, humains et matériels, qui le contraindront à réduire, dès la rentrée, le nombre d’audiences. "Dans de telles conditions, le pouvoir judiciaire n’est pas capable d’accomplir ses missions", dit le chef de corps. Très applaudi.
Locaux nettoyés une fois par mois
Le procureur du Roi, Vincent Macq, "inquiet et en colère, mais pas résigné", accuse ces économies linéaires "violentes" de 10 %. "Le pouvoir exécutif ne parle plus que d’économies".
Dans les couloirs du palais, les magistrats pourtant très motivés, s’essoufflent peu à peu, décrit-il. Leurs conditions de travail sont indignes. Exemple ? Les locaux ne sont plus nettoyés qu’une fois par mois; les imprimantes tombent en panne les unes après les autres; le système informatique, "préhistorique", oblige à encoder des données qui l’ont pourtant déjà été.
"On n’est pas prêts à regarder couler le bateau justice en se taisant", dit Vincent Macq. La dame opine : "Il a bien raison".
"Là, on n’y arrive plus"
Pour soutenir les magistrats en colère, il y a des notaires, des greffiers, des avocats… Et une secrétaire des services administratifs, qui sont les petites mains de la justice. Sans eux, les P-V ne se transformeraient pas en dossiers; les devoirs d’enquête ne seraient pas envoyés à la police; les justiciables ne pourraient pas consulter leurs dossiers.
"On ne refuse pas de travailler. On zappe les heures de table et on ne récupère pas les heures supplémentaires qu’on preste pourtant. Mais là, on n’y arrive plus", s’excuse-t-elle presque. On ne traite plus les déclarations de personnes lésées; on doit différer les réponses aux courriers des compagnies d’assurance; il n’y a plus personne pour gérer le cabinet d’un magistrat…
Les exemples ne manquent pas. "Une juge d’instruction vient chercher de l’eau pour son café chez nous parce que dans son bureau, elle est brune". Le plafond qui se désagrège et les gravats qui tombent à terre; les messageries que personne ne parvient plus à débloquer; les pannes quotidiennes du réseau informatique… "On a épuisé nos réserves de patience. On n’en peut plus. Malheureusement, ce sont les justiciables qui sont les victimes".