L'état de la justice (5/5) : Remettre la justice en état de servir le citoyen
Le président du tribunal de première instance de Namur, Dominique Gérard, a accepté de commenter les grandes lignes de notre enquête. Voici le dernier volet de notre série consacrée à l'état de la justice.
Publié le 09-06-2016 à 06h36 - Mis à jour le 09-06-2016 à 08h38
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Pendant plusieurs jours, "La Libre" a consacré analyses, enquêtes et reportages à l’état de la justice et des prisons en Belgique. Une justice en ébullition, dont de nombreux membres se plaignent des économies qui lui sont imposées par le politique. Nous avons soumis les grandes lignes de cette enquête ainsi que les résultats du sondage mené auprès des Belges au président du tribunal de première instance de Namur, Dominique Gérard, qui a accepté de les commenter, concluant ainsi notre travail. A ses yeux, il faut (re)donner les moyens à l’institution et à ses acteurs de remplir leurs missions au service de tous les justiciables, pas seulement les plus nantis ou ceux qui relèvent de l’aide juridique. Cela passe, selon lui, par l’octroi de budgets fixés par le Parlement, par une informatisation rapide et complète de l’appareil judiciaire et par des conditions de travail décentes pour l’ensemble du personnel.
Bâtiments et matériel : ruines et ruinés
Lorsque nous évoquons avec lui l’état des bâtiments judiciaires, objet d’un reportage le premier jour de notre série, Dominique Gérard relève qu’en effet, bon nombre de palais de justice sont vétustes. Mais il concède que des efforts ont été entrepris et le sont encore pour tenter d’améliorer ponctuellement la situation. "A Namur", relève-t-il, "la Régie des bâtiments vient de m’annoncer que la construction d’un nouveau palais commencera fin 2016. Il est vrai qu’il était temps." Ce qui l’inquiète autant que la qualité de la brique, c’est le manque de moyens matériels. "Ce matin, à Dinant, une greffière m’a dit qu’elle ne disposait plus de cartouche d’encre pour l’imprimante du greffe. Lasse d’entendre le SPF Justice lui répondre qu’il n’y avait plus de budget pour lui en fournir, elle a décidé de s’en acheter une sur ses propres deniers. Et l’on pourrait multiplier les exemples."
Bugs et couacs : L’informatique, enjeu crucial
Samedi passé, "La Libre" s’est intéressée à l’état de l’informatique mise à la disposition de l’institution judiciaire. "Il est déplorable, confirme Dominique Gérard. La catastrophe est nationale. L’outil est obsolète. Dans mon arrondissement, les logiciels utilisés par le siège et par le parquet sont incompatibles. Il arrive même que nous soyons dans l’impossibilité d’imprimer une décision de justice, le matériel connaissant des bugs à répétition. Dans certains cas, comme devant la chambre du conseil, les délais sont stricts et leur non-respect peut entraîner des libérations. Nous ne sommes pas à l’abri de couacs de ce genre." Pourtant, aux yeux du président Gérard, une informatique performante pourrait rendre la justice largement plus rapide et efficace. "Un exemple : une expérience pilote menée dans les prisons de Marche et d’Arlon permet aux détenus, grâce à un login et à un mot de passe personnalisés, de scanner leur dossier sur un ordinateur placé dans un local proche de leur cellule. Ils peuvent le consulter pendant deux jours. Le système fonctionne à merveille. Pourquoi ne pas le généraliser et permettre aux avocats d’agir de même aux greffes ? Cela ne coûterait pas cher et permettrait d’énormes gains de temps à tous les acteurs d’un dossier."
Restrictions : un désinvestissement qui ne date pas d’hier
Les restrictions budgétaires, Dominique Gérard ne les attribue pas uniquement au gouvernement actuel. "Il y a longtemps que le politique n’investit plus dans la justice, ce qui explique pourquoi la Belgique est à la traîne au niveau européen. Mais le gouvernement en place a accéléré le mouvement d’économies alors qu’il aurait été de loin préférable que l’on investisse sérieusement dans la justice pour, une fois celle-ci consolidée, étudier les moyens de rationaliser."
Attractivité : une profession à protéger
Dans le 3e numéro de notre série, nous nous sommes penchés sur l’attractivité de la profession de magistrat. Elle serait en baisse. Dominique Gérard ne veut toutefois pas généraliser. "A Namur, plusieurs postes ont été ouverts qui ont chacun fait l’objet de cinq à dix candidatures. Il n’y a pas, à mes yeux, de crise des vocations. Mais si l’on ne donne pas aux magistrats l’assurance qu’ils pourront travailler en toute indépendance, si le message donné est que l’exécutif va multiplier les contrôles et que le judiciaire sera de plus en plus mis sous tutelle, le risque est réel que le métier attire de moins en moins et que beaucoup, parmi les avocats notamment, décident de ne pas entrer dans la carrière." Mais pour Dominique Gérard, jusqu’à présent, "les choses demeurent intéressantes".
Peines alternatives : quelle effectivité ?
Notre enquête et le sondage mené auprès des Belges ont montré l’acuité du problème de la surpopulation carcérale et les espoirs placés dans les peines alternatives. Pour Dominique Gérard, c’est l’effectivité de celles-ci qui est en jeu. "Depuis le 1er mai, le juge correctionnel peut prononcer deux nouvelles peines autonomes : la probation et la détention électronique. Ce sont deux outils précieux mais, outre qu’ils ne peuvent s’appliquer à toutes les infractions, se pose la question de l’exécution de la peine. Elle exige la mise en œuvre de moyens humains puisque ce sont les maisons de justice, qui dépendent des Communautés, qui s’assurent que les conditions liées à la probation sont respectées et un service fédéral qui assure la surveillance des bracelets électroniques. Ces moyens suivront-ils ?", se demande le magistrat namurois.
Parlement et Cour des comptes : Inféodation ?
Dans le 3e numéro de notre série, nous nous sommes intéressés aux rapports de plus en plus difficiles entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Certains magistrats accusent même l’exécutif de chercher délibérément à l’affaiblir pour mieux le mater. Dominique Gérard n’est pas de ceux-là. "Je ne crois pas à une volonté délibérée du politique de mettre le judiciaire au pas. Mais la politique suivie par le gouvernement risque d’avoir cette inféodation pour conséquence. Le Collège des cours et tribunaux a raison de demander que les budgets alloués aux juridictions soient fixés par le Parlement sous forme de dotations et soient contrôlés par la Cour des comptes, comme c’est le cas pour la Cour constitutionnelle ou le Conseil supérieur de la Justice par exemple. Les chefs de corps sont prêts à prendre leurs responsabilités, à gérer leur budget mais dans des conditions transparentes."
Quelle justice pour quels citoyens ?
Dans le 4e numéro de notre série, nous avons publié un sondage montrant que les citoyens belges avaient une confiance mitigée en leur justice mais réclamaient davantage de moyens pour elle. "C’est heureux, commente Dominique Gérard. Mardi, lors des actions que les magistrats ont menées dans les palais de justice, nous avons délivré un message à l’endroit des politiques mais aussi envers les justiciables. Il faut que ceux-ci comprennent que sans moyens humains et matériels, nous devrons réduire la voilure et ne serons plus en mesure d’offrir un service public de qualité. Je travaille avec un cadre rempli à 80 % et je tremble à l’idée qu’un de mes magistrats tombe malade." Un autre problème sérieux est celui de l’accessibilité des citoyens à la justice, estime M. Gérard. "L’aide juridique fonctionne à enveloppe fermée; or, les demandes explosent et la rétribution des avocats pro deo s’en trouve diminuée d’autant. Ce n’est pas tenable. Par ailleurs, pour introduire une action au civil et devant le tribunal de la famille, il faut payer des droits de greffe dont les montants ont explosé. Résultat : la justice sera bientôt accessible aux riches et aux pauvres qui peuvent être assistés gratuitement. Plus aux classes moyennes."
Un personnel à bout : "Koen Geens est-il conscient du malaise" ?
A plusieurs reprises ces dernières semaines, devant la montée en puissance des protestations, le ministre Geens a expliqué que ses réformes permettraient à terme de soulager la justice d’une partie de ses charges et que ses membres verraient alors les bénéfices de ses initiatives. Pour Dominique Gérard, "M. Geens n’a jamais pris la mesure de la gravité de la situation sur le terrain. Nous l’avons alerté à ce propos de façon spectaculaire le 20 mars 2015. Depuis lors, rien n’a changé. Or, nous sommes exténués. Nous ne sommes pas des fainéants. Le personnel abandonne des heures supplémentaires, zappe l’heure du déjeuner pour traiter les dossiers à temps. On ne peut lui en demander davantage, le presser davantage et c’est de cela que M. Geens doit se rendre compte."