Dans la langue française, "le masculin l'emporte et ça ne me gêne pas du tout" (ENTRETIEN)
- Publié le 14-08-2017 à 06h17
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Michèle Lenoble-Pinson est une linguiste belge réputée, désormais retraitée. Elle a contribué aux deux premières éditions de la brochure "Mettre au féminin. Guide de féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre" de la Communauté française.
Quels étaient les objectifs et votre rôle ?
En 1993, le parti Ecolo souhaitait plus de visibilité pour les femmes dans les écrits. Plutôt que d’imposer le féminin, ce qui aurait désorienté les personnes, surtout dans les administrations, nous avons proposé un guide. Mes étudiants de l’université Saint-Louis relevaient les nouvelles formes de féminin dans la presse, "Le Soir" et "La Libre" surtout, non reprises dans "Le Petit Robert" de l’époque. Ainsi, "théologienne" n’existait qu’au masculin dans le dictionnaire et "torera" était un néologisme utilisé par la presse pour une dame torero. En dix ans, la féminisation des noms de métiers avait vite progressé. Le guide était dépassé. J’ai participé à la deuxième édition en 2005 et puis, j’ai quitté la commission.
Ce guide est-il votre seule contribution à l’écriture inclusive ?
Les équivalents féminins des titres et fonctions sont à jour dans mon ouvrage "Dire et écrire le droit en français correct" ainsi que dans "Le français correct : Guide pratique des difficultés" dont je suis co-auteure. J’ai aussi donné des conférences en Belgique et à l’étranger : en Slovaquie et récemment en Russie.
Pourquoi aller parler de la visibilité du féminin dans la langue française en Russie ?
L’objectif était de voir comment transposer le féminin en russe et j’ai mis dans l’embarras certains traducteurs. Je voulais montrer que certains mots féminins, en français comportent deux formes, impossibles à traduire en Russe. Par exemple, une vendeuse travaille dans un magasin mais une venderesse vend sa maison chez un notaire...
La volonté de féminiser les titres et fonctions a-t-elle rencontré des difficultés ?
Le masculin se révèle par les hauts postes là où, pour les professions dites "moins prestigieuses", le féminin est bien installé. Mais il ne faut pas désespérer : le féminin progresse bien et il va s’installer.
Curieusement, ce sont les femmes qui posent en général le plus de problèmes pour l’utilisation du féminin, surtout celles qui occupent pour la première fois une fonction élevée jusqu’alors réservée à un homme. Ce n’est que si une femme accède à cette fonction pour la deuxième fois que le féminin est employé. A l’ULB, la première femme au poste de recteur se faisait appeler "Madame le recteur" mais une autre, devenue par la suite vice-recteur, a imposé le titre de vice-rectrice.
D’autres modifications de la langue sont-elles envisageables ? Notamment la fin des règles d’accord qui privilégient le masculin ?
Des tendances actuelles veulent faire prévaloir, pour l’accord du verbe, du participe ou de l’adjectif, le masculin ou le féminin en fonction de leur place dans la phrase. Il s’agit d’une mode, peut-être très passagère. Je ne pense pas qu’il faille compliquer davantage la langue française, en ajoutant des règles qui se contrediront d’elles-mêmes. "Le masculin l’emporte sur le féminin", ça ne me gêne pas du tout.
Et que pensez-vous de cette tendance à appliquer les deux genres à chaque mot, par exemple, écrire "des étudiant.e.s" ?
J’y suis opposée car l’écriture est destinée à la lecture. Si ces points sont visibles à l’écrit, ils sont illisibles à la lecture. Or, il ne faut pas créer un divorce entre l’écriture et la lecture du français. De plus, ces formes ne sont pas belles esthétiquement. Je suis toutefois pour la liberté, chacun fait comme il le souhaite.