Les belgicismes résistent aux influences parisiennes
Publié le 14-12-2017 à 11h31 - Mis à jour le 14-12-2017 à 11h40
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Un chercheur de l’UCL publie un atlas qui décrit la vitalité et l’évolution des parlers régionaux, dont les belgicismes. Vous achetez des yoghourts ou des yaourts ? Des poireaux ou des porreaux ? Nonante chicons pour souper, ou quatre-ving-dix endives pour dîner ?
Baroudeur de la langue, le linguiste de l’UCL Mathieu Avanzi vient de publier aux éditions Armand Colin un savoureux "Atlas du français de nos régions". Il fait suite à deux ans de recherches et de sondages auprès de 50 000 internautes francophones.
Paris perd en influence
On y découvre que les habitudes linguistiques régionales ne sont pas toutes logées à la même enseigne. Certaines disparaissent, écrasées par la standardisation induite par les médias de masse, l’urbanisation ou la mobilité. D’autres résistent, s’accrochent aux aspérités de leur région et, parfois, étendent leur territoire pour gagner en locuteurs.
"On observe en effet deux mouvements, confirme Mathieu Avanzi. Certains mots connotés négativement ou démodés disparaissent quand ils ont un équivalent en français standard. Je pense au mot wallon ‘taesson’ qui a fini par disparaître au profit du ‘blaireau’. Je pourrais évoquer le mot ‘yoghourt’ qui disparaît chez les jeunes au profit du ‘yaourt’. Sans doute est-ce dû au fait que dans les supermarchés français qui sont arrivés en Belgique, les étiquettes évoquent le yaourt. Mais d’autres mots, qui n’ont pas d’équivalent en français standard, résistent ou se répandent. Je pense à la ‘drache’ (voir ci-contre), mais aussi au fait d’être ‘nareux’ quand on est dégoûté lorsque quelqu’un d’autre touche à sa nourriture."
Sans que cela empêche la langue de se standardiser, Mathieu Avanzi constate que les usages parisiens ont moins de pouvoir qu’il y a quarante ans. Face à Paris, l’appartenance régionale s’est en effet renforcée, alors que d’autres mots sont trop récents pour avoir été balayés par l’usage parisien. "Je pense au GSM, par exemple, ou au tipp-ex, qui se dit aussi blanc ou blanco."
Le fait belge
Dans son ouvrage ou sur son site (francaisdenosregions.com), Mathieu Avanzi évoque bien entendu les belgicismes et leurs spécificités. Globalement, il note que le français tel qu’il est parlé en Belgique n’est pas influencé autant qu’on le croit par le flamand.
"A certains égards, on observe que le français d’il y a un ou deux siècles semble s’être un peu figé en Belgique. On y utilise d’anciens mots, comme le souper, mais on y utilise aussi des prononciations plus anciennes. Je remarque par exemple qu’en Belgique on ne prononce pas les consonnes finales dans certains mots tels que le mois d’août, l’ananas ou le sourcil. La différence de prononciation entre un brin et le brun est également marquée. C’est moins le cas en France."
Autre spécificité belge, la variété de son parler sur un territoire pourtant modeste. "Cette variété, on la retrouve en Suisse également. Elle est due à la petitesse du pays et au fait qu’il n’a pas vécu sous la coupe d’une capitale aussi centralisatrice que Paris." L’histoire belge, construite autour des communes, des villes et des provinces, a donc imposé son fait jusque dans le parler le plus quotidien.
Savoir et pouvoir
Hypothèse. C’est une spécificité aussi connue que limitée à la Belgique francophone et au Nord-Pas-de-Calais. Les Belges jonglent difficilement entre les verbes savoir et pouvoir. Du moins en ont-ils une utilisation particulière. Et régulièrement dans les phrases négatives. Ainsi, note Mathieu Avanzi, si un Belge dit qu’il ne sait plus lire sans ses lunettes, il veut dire qu’il ne peut pas lire sans ses lunettes. "De nombreux grammairiens ont invoqué l’influence du néerlandais ‘kunnen’ pour expliquer cet usage du verbe savoir en français, explique le chercheur. En néerlandais, le verbe ‘kunnen’ permet d’exprimer à la fois la capacité physique et morale et la connaissance." Cette piste reste néanmoins une hypothèse.
Il drache partout
Pluie. Il n’y a plus de saisons… L’utilisation du verbe dracher, belge d’origine, s’étend en direction de Paris. Dérivé du flamand "draschen", dracher signifie pleuvoir à verse et fortement. "S’il est en pleine expansion, c’est sans doute parce qu’il n’a pas de correspondant dans le français standard et qu’il rend très bien compte, en un seul mot, d’un état de fait", avance Mathieu Avanzi. Notons que ce verbe, importé par la colonisation, est également employé au Congo et au Rwanda.
Potager. Si la drache fait croître le porreau, ce dernier disparaît au profit du poireau. La forme porreau a beau être plus proche du latin "porrum" et historiquement répandue, elle ne se faufile plus qu’entre les gouttes suisses et belges, seules régions où il "fait cru".
Septante et nonante
Numérotation. Pourquoi donc ces différences entre septante, soixante-dix, nonante et quatre-vingt-dix ? "Au début du XXe siècle, lit-on dans l’"Atlas du français de nos régions", le système décimal (où 70 = 7 × 10), issu du latin, était encore le système de référence dans les dialectes parlés sur un large croissant à l’est du territoire, croissant dont les pointes se situent en Belgique et dans l’extrême sud-ouest de l’Hexagone." Ce croissant, en France, s’est cependant estompé pour céder aux sirènes de la numérotation par 20. Cette dernière numérotation était d’ailleurs bien plus utilisée auparavant qu’aujourd’hui. Louis IX a ainsi nommé l’hôpital parisien des Quinze-Vingts car il comptait 300 lits. Cette numérotation par vingt s’est maintenue en France. Les enseignants belges et suisses ont, par contre, fait survivre le septante, le nonante et même le huitante dans les cantons suisses du Valais, de Vaud et de Fribourg.
Le déjeuner, le dîner ou le souper
En-cas. Il n’y a finalement rien de plus polysémique que la triade déjeuner, dîner, souper. Non seulement les Européens, dans l’histoire, n’ont pas toujours pris trois repas, mais ces ceux-ci ont aussi évolué, ne se prenant pas toujours à la même heure. Ainsi, le dîner parisien se dégustant à 17 heures au XIXe siècle, a-t-il évincé le mot "souper" du vocabulaire hexagonal. "Par ricochet, raconte Mathieu Avanzi, ce décalage a eu pour conséquence de retarder l’heure du premier repas de la journée : le mot déjeuner s’est alors imposé pour désigner le repas de midi, et on a commencé à opposer ce déjeuner-là à l’autre, qui devint donc le petit-déjeuner car plus léger."Désormais, il n’y a plus qu’en Belgique et en Suisse que l’on a maintenu le dîner pour évoquer le repas du midi. Etymologiquement cependant, aucune habitude n’est plus juste qu’une autre. Déjeuner et dîner descendent du verbe latin "disjejunare" qui signifie "rompre le jeûne".