"L’écriture inclusive témoigne d’une grave inculture"
Publié le 28-04-2018 à 11h45
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Le changement a été rapide et étonnant. En quelques mois, depuis septembre particulièrement, de très nombreuses institutions (universités, syndicats étudiants, ASBL...) ont décidé d’adopter l’écriture inclusive dans le cadre de leur communication externe. Cette semaine par exemple, l’ULB évoquait ses "huit docteur.e.s Honoris Causa" en couverture de son magazine ‘Esprit libre’.
Pour rappel, l’écriture inclusive est un ensemble d’attentions graphiques et syntaxiques qui permet de représenter dans la langue aussi bien le sexe masculin que le sexe féminin. Professeur émérite de linguistique à l’UCL, Michel Francard expliquait sur le site de l’université en décembre 2017 que "cette présence explicite du féminin peut se traduire à l’écrit de trois manières différentes. Premièrement, l’accord en genre des noms de métiers et de fonctions : l’ingénieure, la doyenne, la promotrice. Deuxièmement, le recours à des formulations qui évitent de considérer le nom masculin comme ‘englobant le féminin’ : à ‘droits de l’Homme’ on préférera ‘droits de la personne’. Par le recours enfin à des formulations qui évitent de considérer le masculin comme ‘générique’ ou ‘neutre’." C’est dans ce cadre qu’est employé, par certains, le point milieu (ou point médian). Il s’agit du signe graphique [∙], qui vient s’intercaler en finale du mot, entre les marques du masculin et du féminin.
"La langue française, comme toute langue vivante, change pour mieux répondre aux besoins des francophones", écrivait Michel Francard en conclusion. "Celui d’une plus grande visibilité des femmes dans le monde actuel me semble légitime. Il me paraît donc souhaitable que la langue s’y adapte, suivant des modalités à définir, dont celles de l’écriture inclusive."
Dans un livre paru aux Éditions du Cerf, et intitulé "La guerre au français", Marie-Hélène Verdier, écrivain, professeur agrégée de Lettres classiques et chroniqueuse, prend le contre-pied de ce point de vue. Elle considère que l’on "violente" la langue à partir de considérations "idéologiques". Elle inscrit même l’écriture inclusive dans une "guerre" livrée à la langue française. Sa pensée, plus conservatrice, fera débat, mais avec culture et passion. Marie-Hélène Verdier est l'Invitée du samedi de LaLibre.be.
Pourquoi ne vous présentez-vous pas comme écrivaine ?
Parce que le mot ne change pas de genre avec l’ajout d’un "e" final. D’ailleurs, et il faut sans cesse le répéter, il n’y a pas équivalence entre genre grammatical et genre naturel. Un homme peut être une victime. De plus, les mots qui se terminent par un "e" ne veulent pas dire qu’ils sont féminins. D’une part parce que c’est l’article et non la finale du mot qui définit son genre, d’autre part par ce que le "e" n’a rien de féminin. J’ai pris soin, dans mon livre, de montrer à partir de l'étymologie latine que le "e" vient d’un "a" ou d’un "um" latin. En fait, il s’agit de la lettre la plus banale pour terminer un mot. Je pense que c’est par analogie avec les adjectifs que certains souhaitent utiliser un "e" pour féminiser les mots. Mais l’ajout d’un "e" ne féminise pas le mot.
L’écriture inclusive n’a aucune raison d’être, écrivez-vous. Pourquoi ?
Par l’écriture inclusive, on prétend rendre une visibilité aux femmes, mais on ne résout rien sur la place des femmes dans la société. Il s’agit bien d’une entreprise très idéologique, qui témoigne d'une inculture, qui est combative, absurde du point de vue de la langue, qui détruit l’unité de celle-ci, la rend illisible et qui devrait en être exclue a priori. Il suffit pour expliquer ce dernier point de rappeler la fameuse ordonnance de Villers-Cotterêts qui régit notre langue depuis 1539. Il y est stipulé que tout ce qui émane du gouvernement, de l’administration, et tout ce qui a trait à la langue française doit être formulé de manière claire et intelligible. L’écriture inclusive ne fait que complexifier et alourdir une langue qui est pourtant particulièrement claire, analytique et lisible. Le 21 novembre 2017, pour clore la polémique concernant l'écriture inclusive, le Premier ministre français Edouard Philippe fait une mise au point en disant que l'écriture inclusive doit être bannie des textes officiels, au nom de la clarté et de l'intelligibilité de la langue. On voit, par cette mise au point, que l'ordonnance de Villers-Cotterêts est toujours en vigueur. À propos de la lourdeur de notre langue, on pourrait aussi souligner que l'on ne sent plus que le pluriel masculin est un pluriel englobant. Quand ont dit "les Français", ou "tous ceux qui sont là", on désigne aussi bien les hommes que les femmes. Enfin, j’ajoute qu’il n’y a pas consensus sur la féminisation de certains mots. Devrait-on écrire auteure ou autrice ? Certains souhaitent écrire professeure, d’autres professeuse. On en arrive à des choses grotesques.
Sur la féminisation des mots, vous faites tout de même une distinction entre les noms de métiers, de grades et de fonctions.
Oui. Il faut pour cela relire les mises au point de l’Académie française qui sont très claires, dont celle en 1984 de Claude Lévi-Strauss et Georges Dumézil. On y lit que les noms de métiers qui peuvent être féminisés le sont depuis toujours, mais non les noms de grade et de fonction, car si une fonction est assurée à un moment donné par un homme ou une femme, cela ne rend pas cette fonction féminine ou masculine. Il s’agit ici de bon sens. En revanche, on peut dire, pour la rapidité de l'information, "la Ministre". On écrira donc "Madame le Ministre", et on peut dire, à la télévision par exemple, "la Ministre". La langue française, c'est cela aussi: de la logique et de l'élégance.
Ne faut-il pas revenir sur des entreprises de masculinisation de la langue qui ont eu lieu par le passé ?
Vous savez, notre lexique n’a pas été modifié comme cela brusquement. Il est largement fixé depuis que la langue est écrite, et cela remonte au IXè siècle.
À qui se fier ? Qui fait la loi ? Qui décide des normes relatives à la langue?
Le lexique, l’usage et, in fine, l’Académie française dont il faut rappeler le rôle régulateur et non autoritaire. Et il n’y a pas d’opposition entre l'usage et l'Académie: tant le dictionnaire que les déclarations de celle-ci se réfèrent à cet usage. Ainsi, l'Académie a toujours pratiqué la féminisation des noms de métier. J’encourage à lire ce que rédige l’Académie, on y lit de la sagesse, du bon sens et de la culture. L’usage, lui, se fait par la pratique. Il faut une trentaine d’années pour qu’un mot entre dans le vocabulaire. Il faut qu’il se justifie par la pratique quotidienne.
"Une langue est un être vivant que l'on ne violente pas."
Dans son bel essai intitulé "De quel amour blessée" (Gallimard), Alain Borer rappelle qu’une des spécificités de la langue française est qu’elle ne s’écrit pas comme elle se prononce. Quelles en sont les conséquences sur la manière dont le français peut évoluer ?
La langue française est d’abord une langue écrite. Elle naît politiquement en 842 avec le Serment de Strasbourg. Quelques décennies plus tard, il y a le premier texte en langue romane qui est la Cantilène de Sainte Eulalie. Le français se développe à partir de l’écrit et de la littérature. Ce n’est donc pas une langue orale à ses débuts, et on ne l’écrit donc pas de manière phonétique. Si j’écris "quoiqu’ils viennent..." en un mot, je n’écris pas de la même manière "quoi que je dise". La maire de Paris n’est pas la mer qu’on voit danser le long des golfes clairs. Tout est comme cela. Pourtant, certains en veulent à la langue telle qu’elle est. Ils souhaitent la simplifier. Mais le français est une langue qui résiste à un progressisme que j’observe dans bien des domaines. Le français est une langue structurée, analytique, qui demande que l’on réfléchisse quand on l’écrit. En cela, elle résiste aux modifications brusques. Une langue est un être vivant que l'on ne violente pas. Le désir que certains ont à détruire la langue française, la guerre qu’ils lui livrent, a quelque chose pour moi de mystérieux. Je ne comprends pas qu’une langue si belle, si riche, si fine, ancrée dans un passé latin, fasse l’objet d’une telle guerre, même pour des raisons de communication ou de facilité.
Jean-Michel Delacomptée, qui vient de signer "Notre langue française", écrit aussi que la langue est saccagée.
Oui, mais je ne suis pas aussi mélancolique que lui. La langue française résiste car elle n’est pas malléable. Regardez l’ordre des mots, il est quand même assez strict. Le sujet est vite annoncé et le verbe vient rapidement après. Tout est clair en français. Le français ne tient pas l’auditeur en attente comme l’allemand qui place le verbe à la fin. Je ne pense pas que ce soit un hasard si le français a longtemps été une langue diplomatique, et si la Déclaration des Droits de l’Homme a été rédigée en français.
Mais qui en voudrait au français ?
C’est mystérieux le désir de destruction vous savez. Je pense d’abord que dans une Europe très ouverte, où tout le monde voyage et baragouine des langues, il y a une désappropriation de sa propre langue, un déracinement généralisé. En France, on connaît aussi un problème identitaire. Après la colonisation, dont certains entretiennent une culpabilisation, le français est vu comme la langue des maîtres. Elle est vue comme une arme dans les mains de celui qui s’en sert, et il faudrait donc qu’elle perde de sa vigueur. Ce combat s’inscrit aussi dans la suite des années 70 où de grands intellectuels (Derrida, Lacan, Deleuze, Genette...) ont créé un climat très intéressant, mais où on souhaitait tout déconstruire. Du coup, on a scié la langue qui était la branche sur laquelle nous étions tous. Ensuite, c’est la transmission qui a été vue comme une aliénation : du passé nous souhaitons faire table rase. La langue française a cessé d’être l’objet de notre plus grand amour et de nos plus grands soins. Le problème aujourd’hui est qu’elle est très affaiblie, notamment parce que l’anglais, langue du marché et de la mondialisation, l’a pénétrée insidieusement. Globalement, les usagers ne connaissent plus leur langue. Cela se voit dans l’enseignement où pour la première fois depuis des générations on n’enseigne plus les modes et les temps. Ce qui est dramatique, c’est que toute idéologie s’appuie sur l’inculture et l’indifférence.
Les langues vivent et s’enrichissent mutuellement. Comment distinguer ce qui relève de l’enrichissement et ce qui relève de l’affaiblissement ?
Oui, les langues s’irriguent l’une l’autre. C’est normal. C’est quand il y a non pas envahissement mais indifférenciation que le problème se pose. Ainsi, le vocabulaire des élèves s'appauvrit de jour en jour. Aujourd’hui, quand ils parlent d’un film, les jeunes disent "c’est super" ou "c'est cool". Ils n’ont plus jamais d’adjectifs pour désigner quelque chose. Ils n’ont plus de mots car on ne les enseigne plus. Même dans la vie quotidienne les gens ne se comprennent plus.
Les enjeux de l’école sont donc fondamentaux ?
Désormais, il ne s’agit plus de revitaliser le français, mais de l’apprendre. Nous devons revenir à l’apprentissage syllabique de la langue. Nous devons revenir au latin qui offre l’étymologie et aide considérablement dans l’apprentissage de la langue. Nous devons revenir à la dictée qui fixe l’attention de l’enfant sur le mot, les mots, la phrase ; sur le rapport entre ce qu’il entend et ce qu’il va écrire. Nous devons enseigner les modes et les temps. Alors que l’on a un système temporel et modal exceptionnel pour exprimer la rigueur et la complexité de la pensée, on n’apprend plus le subjonctif, le passé simple, le conditionnel... Or, les élèves qui ne maîtrisent pas leur langue sont malheureux, et un mauvais enseignement crée entre eux des inégalités terribles. Si l’école n’enseigne plus la langue, seuls les enfants issus de familles aisées pourront recevoir cet apprentissage à la maison. Ayons néanmoins de l'espoir car, à l'heure où nous écrivons, le ministre de l'Éducation nationale française, Jean-Michel Blanquer, décide de rétablir la méthode syllabique pour apprendre à lire et à écrire, ainsi que la dictée quotidienne, la lecture des grandes oeuvres littéraires et le calcul mental. Que les petits Français sachent lire et écrire, que nous ne soyons plus les champions de l'illettrisme en Europe, ne serait-ce pas là le vrai progrès?