Une des dernières résistantes de 40-45 se confie : "Je m'interroge sur le devoir de solidarité"
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- Publié le 13-08-2018 à 17h14
- Mis à jour le 13-08-2018 à 18h42
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Andrée Dumon est l’une des dernières résistantes de 40-45. Elle se dit inquiète pour la transmission de la mémoire. Rencontre Christian Laporte En 1994, la Belgique marquait avec encore un tout relatif faste le cinquantième anniversaire de sa libération. Et un an après, on remettait cela pour le cinquantenaire de la fin de la Seconde Guerre. Rien de tel n’est (plus) prévu pour marquer en 2019 et 2020 le 75e anniversaire de ces événements. Faute de combattants-témoins de l’époque ? Force est de le craindre d’autant plus que, contrairement au grand anniversaire précédent, la réserve électorale "résistants, déportés et prisonniers" a fondu comme neige au soleil. De quoi craindre aussi un estompement du devoir de mémoire ? Dans cet environnement un peu morose, on épinglera avec d’autant plus d’intérêt la sortie des mémoires d’Andrée Dumon, l’une des dernières survivantes de la Résistance, qui vient de les faire paraître cinq ans après les avoir rédigés. On lira par ailleurs l’intérêt de ces écrits préfacés et coordonnés par l’historienne spécialiste de la Seconde Guerre et de la Résistance, Marie-Pierre d’Udekem d’Acoz-Verhaegen. Nous sommes allés à la rencontre d’Andrée Dumon (nom de code : Nadine) dans sa maison familiale d’Uccle.
Vous voilà sur les étals des libraires à quelques encablures de vos 96 ans. Pourquoi avoir finalement publié ces souvenirs ?
Ma première intention était de les rédiger pour mes petits-enfants et arrière-petits-enfants afin qu’ils sachent ce que j’avais vécu avec mes parents et ma soeur. Mais c’est une manière de rendre encore un hommage à ceux qui ont mis leur propre vie en danger pour que notre pays et notre continent recouvrent la liberté et la démocratie… Tant que je le pourrai, j’irai en attester. Ainsi le 8 mai dernier, j’étais encore au parc Georges Henri à Woluwe-Saint-Lambert au Mémorial des résistantes et des déportées. C’est d’autant plus important que nous ne serions plus que trois survivantes de la ligne d’évasion Comète que j’avais rejointe après avoir agi au sein du réseau de renseignement Luc-Marc avec mon père.
Vous êtes née dans un milieu très patriotique qui réagit dès l’été 1940…
Oui, mon père, qui avait été un très jeune volontaire de guerre en 14-18 où il avait été blessé au front, s’était comme médecin mis au service de la Croix-Rouge alors que ma maman infirmière avait été active à La Panne pendant la Grande Guerre. Ici dès le début de la guerre, ils voulurent aider des soldats anglais et se lancèrent dans le renseignement sur l’occupant tout en distribuant "La Libre Belgique" clandestine…
Vous-même étiez encore très jeune lorsque vous vous êtes inscrite dans leurs sillons…
Oui, à 18 ans, j’avais comme une envie d’agir mâtinée d’une certaine inconscience. Comme le jour où je devais aller prévenir quelqu’un à Jumet et que partie à vélo, j’avais été freinée par la neige à partir de Waterloo… Mais la grande solidarité entre les membres des réseaux a permis de surmonter pas mal d’obstacles. Je suis entrée dans Comète à la suite de mes parents qui avaient pris contact avec la famille De Jongh.
Ce fut le début de bien des aventures mais tout s’arrêta brusquement en août 1942.
Oui, j’ai été dénoncée et pour mon malheur, mes parents ont aussi été arrêtés. Ce fut le début de la déportation pour mon père et moi.
Votre parcours ne fut pas épargné par les écueils et vous êtes passée par moult prisons et camps… Et non des moindres comme Ravensbrück ou Mauthausen.
Dans mon malheur, j’ai eu la chance d’avoir pu passer par plusieurs prisons-forteresses, et aussi d’avoir pu rencontrer encore mon père. Des rencontres privilégiées et un peu exceptionnelles même si ma famille n’a jamais su où il avait trouvé la mort. J’ai connu, c’est vrai, plusieurs camps à des moments où la situation n’y était pas la plus dure - comme à Ravensbrück - mais je ne puis dire la même chose de mes passages à Esterwegen et à Mauthausen.
On est frappé par votre optimisme récurrent. Jusqu’à narguer certains de vos geôliers par votre sourire….
Ce fut aussi une question de sang-froid. On m’a dit que je restais optimiste mais je n’en ai pas moins été vivement perturbée par toutes les souffrances que j’ai vues. Cela dit, j’ai toujours été habitée par le sentiment qu’on gagnerait la guerre. En entrant à la prison de Saint-Gilles alors que je n’avais pas encore vingt ans, je me suis dit que je n’en aurais là que pour deux ans, maximum deux ans et demi.
D’aucuns ne cessent de faire des comparaisons entre les années trente avec la montée des fascismes et le populo-poujadisme actuel. C’est aussi votre avis ?
Je ne vois pas tout cela d’un bon œil. Avec un Trump, on peut s’attendre au pire. Non, je suis parfois inquiète car on ne peut pas prédire ce qui peut encore nous arriver. Mais cela dit, à la fin de la Seconde Guerre, on a dit "nooit meer/plus jamais ça" et depuis trois quarts de siècle, il y a eu des conflits sur tous les continents. Je pointe les dirigeants des Etats mais m’interroge aussi sur le rôle des marchands d’armes.
La Belgique n’a jamais vraiment pris la mesure de ses héros ordinaires qui ont mis leur vie en danger.
Oui, la manière dont nous avons été accueillis à notre retour au printemps de 1945 en fut une triste illustration. On était pour ainsi dire abandonnés à notre sort en arrivant dans les grandes gares bruxelloises.
Il y a eu comme un déni politique. Les autorités ont oublié ce que les résistants ont fait pour le pays.
Je n’ai jamais fait de politique, je n’en ferai jamais mais votre diagnostic est terriblement pertinent. Il n’y a guère qu’Olivier Maingain qui semble encore vouloir mettre fidèlement en exergue le devoir de mémoire à partir du Mémorial implanté dans sa commune. Il y a aussi de quoi s’interroger sur le devoir de solidarité. Aujourd’hui, c’est une toute petite minorité qui vient en aide aux migrants, aux réfugiés. Comme si on avait oublié que nombre d’entre nous furent aussi des réfugiés pendant les deux guerres mondiales.
Ne craignez-vous pas pour le devoir de mémoire et la transmission du passé ?
On passe de plus en plus de lieux de mémoire qui font réfléchir à des sites qui n’ont plus qu’une vocation touristique. Cela se voit chez nous pour le centenaire de la Grande Guerre mais je pourrais dire la même chose d’Auschwitz, de certains autres camps voire des plages du Débarquement en Normandie. La dimension éducative n’est plus de mise…
Quel message délivreriez-vous alors à nos gouvernements dans la perspective des anniversaires à venir ?
Je leur demanderais de se rappeler que s’ils sont là où ils sont et exercent le pouvoir de la manière dont ils le font, ils le doivent à toutes celles et ceux qui ont œuvré pour la liberté et le retour de la démocratie. Nos amis britanniques n’ont jamais oublié cela, que ce soit pour la Première ou pour la Seconde Guerre. Chez nous, par contre… et ce alors que proportionnellement plus de Belges que de Français, par exemple, se sont engagés…
"Je ne vous ai pas oubliés. Liberté 1945", Andrée Dumon (Nom de code Nadine) aux éditions Mols. Préface de Marie-Pierre d’Udekem d’Acoz, 235 pp, environ 22,90 €.
Du renseignement à l’action
Il y a une filiation entre l’engagement des Dumon dans la Première Guerre et leur mobilisation immédiate dès mai 1940. Eclairage Christian Laporte
Au fond, Andrée (Nadine) Dumon incarne particulièrement la Résistance belge active pendant les deux guerres mondiales. Celle-ci se composa grosso modo de deux grands courants : d’un côté, une Résistance plutôt très engagée sur le plan politique qui entendait combattre des idéologies jugées inhumaines; de l’autre, une Résistance composée de citoyens libres qui ne pouvaient accepter l’occupation, ses contraintes et ses souffrances. Et qui était aussi souvent mue par un patriotisme naturel, par une foi qui peut soulever les montagnes. C’est ce qui ressort bien évidemment de "Je ne vous ai pas oubliés".
D’une guerre mondiale à l’autre
Car il y a évidemment une filiation forte entre l’engagement d’Eugène et de Marie Dumon dans la Première Guerre et leur mobilisation immédiate dès mai 1940, où on les retrouve rapidement impliqués dans le réseau de renseignement Luc-Marc et aussi dans la distribution de "La Libre Belgique" clandestine, sans doute là aussi dans la droite ligne de son édition de 14-18.
Mais les Dumon entendaient aussi agir encore plus concrètement. Et c’est ainsi qu’ils rejoignirent le réseau Comète de la famille De Jongh. Cette fois avec leurs deux filles Andrée et Aline, qui serait connue comme Michou (elle est décédée en novembre 2017, NdlR). Tous d’une manière ou d’une autre parvinrent à exfiltrer des militaires et des pilotes alliés qu’ils amenèrent en France alors qu’ils poursuivirent leur route vers l’Espagne et le Portugal pour en repartir en direction de Londres.
Andrée (Nadine) Dumon y tissa de nombreux liens qu’elle a toujours veillé à entretenir sur pas mal de continents - jusqu’en Australie et en Nouvelle-Zélande - tout en témoignant infatigablement sur les "helpers" de Comète dans nombre de médias européens mais aussi américains et asiatiques. Tant que ses forces le lui permettront, elle restera aussi à la disposition des historiens. C’est ainsi qu’en ce début du mois d’août, elle retrouvera l’historienne américaine Anne Griffin qui a toujours marqué un vif intérêt pour la Résistance belge.
Simplicité résistante
Avis autorisé. Marie-Pierre d’Udekem d’Acoz, historienne à l’UGent, est une spécialiste de la Résistance en Belgique. Née Verhaegen, elle a aussi largement contribué à l’évocation de la mémoire d’un de ses plus illustres ancêtres, Pierre-Théodore Verhaegen, le fondateur de l’ULB, à l’occasion du bicentenaire de sa naissance.
Noblesse très présente. Elle s’est aussi investie dans l’étude de la forte participation des nobles dans les réseaux de résistance. D’une archive à l’autre, d’un livre de référence à un autre, elle s’est passionnée pour le réseau d’évasion Comète. Et à son magistral "Pour le Roi et la Patrie. La noblesse dans la Résistance", a succédé une biographie d’Andrée De Jongh, une des "âmes" de Comète où Andrée (Nadine) Dumon fut aussi très active.
Ayant participé à l’édition des mémoires de cette dernière, elle explique "qu’il est frappant de voir avec quelle simplicité, comme si c’était une évidence, Nadine Dumon raconte ce qu’elle n’acceptera jamais elle-même de qualifier d’héroïsme. Et pourtant c’était bien de l’héroïsme que de prendre consciemment le risque d’être arrêtée et exécutée pour refuser la défaite et l’occupation, pour agir face à l’inacceptable, pour venir en aide à des hommes pourchassés, pour contribuer à la Libération, pour résister, en somme".