Trois ans après les attentats, victimes et mères de djihadistes retissent des liens: "Nous partageons la même douleur"
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/3db27521-05f2-4d07-b3b8-02602abf6d9b.png)
Publié le 22-03-2019 à 06h45 - Mis à jour le 22-03-2019 à 10h21
:focal(2495x1255:2505x1245)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/MVHC7XIWT5DGXFJQYLSGH7CYRY.jpg)
Trois ans après les attentats du 22 mars, une expérience inédite se déroule à Bruxelles. Des victimes parlent aux parents des djihadistes, nouent des liens, échangent des émotions sous l’œil de deux sociologues cliniciens, l’un français, l’autre belge, étonnés de voir comment deux parties a priori irréconciliables se sont retrouvées à retisser du lien social et à poser les jalons d’un monde meilleur.
Les rencontres ont lieu à la maison communale de Schaerbeek, mais regroupent des personnes venues de l’ensemble du pays qui, presque toutes, ont vu leur vie basculer le 22 mars 2016.
Sandrine a besoin "de paix et de souffle"
L’une d’elles est Sandrine Couturier, une mère de deux enfants de Boitsfort qui était dans le premier wagon où le terroriste se fit exploser à la station de Maelbeek. Elle a été brûlée, blessée, mais surtout a dû "retrouver une identité où je peux agir, où je ne suis plus seulement victime des attentats".
Pendant des mois, Sandrine s’est coupée du monde, n’a pas cherché à comprendre pourquoi ces attentats avaient eu lieu. Elle suit une thérapie comme beaucoup d’autres victimes. "J’ai besoin de paix, d’ouverture, de souffle", dit-elle.
Si des problèmes administratifs et légaux ont pu être abordés au sein des associations de victimes comme Life4Brussels et V-Europe, les traumatismes trouvent un exutoire dans l’expérience schaerbeekoise. Parler, dessiner, rire - tout cela sous l’encadrement d’Isabelle Seret, l’initiatrice belge du projet, et celui du Français Vincent de Gaulejac - a aidé Sandrine à se relever. Laquelle a aussi créé avec quatre femmes victimes un groupe WhatsApp intitulé "Les petites copines".
Fatima, mère de djihadiste : "Tout redevient possible"
Contrairement aux victimes, les mères de djihadistes ont dû affronter une autre solitude, celle de la honte, voire de la culpabilité. Elles l’ont partagée avec les autres membres du groupe. "Le premier jour, j’ai pleuré", raconte Fatima Ezzarhouni, mère d’un djihadiste dont elle ne sait pas s’il est mort ou vivant et candidate anversoise sur la liste CD&V. "On a ressenti beaucoup de culpabilité. Dans ce groupe, tout redevient possible. Elles me guérissent un peu. Nous partageons la même douleur."
Fatima a par ailleurs entrepris de rédiger un livre avec Sophie, dont la fille était dans le métro de Maelbeek. Le livre va raconter les valeurs que ces deux jeunes grands-mères veulent transmettre à leurs petits-enfants, "dans des valises", dit Fatima, qui est néerlandophone.
Jessica, professeure : "Il faut arrêter la stigmatisation"
Et puis, il y a aussi Jessica Faraci, professeure à l’Institut de la Sainte-Famille d’Helmet à Schaerbeek. En 2013, elle avait mis sur pied un programme de conférenciers pour aiguiser le sens critique des adolescents, mieux les protéger contre les manipulations des recruteurs. Les attentats furent un séisme dans l’école car Najim Laachraoui, l’un des terroristes de Zaventem, avait étudié à l’école.
Saliha Ben Ali, mère d’un djihadiste et membre aussi du groupe de Schaerbeek, Rachid Benzine, Ismaïl Saidi, Felice Dassetto sont venus parler. Avec ce programme, "les enfants se sentent en confiance. Il y a des choses qui sortent. Il faut arrêter la stigmatisation, dit-elle. Nous sommes des citoyens du monde et nous n’appartenons pas à une religion ou à un groupe."
À la notion de "groupe de parole", les deux sociologues préfèrent celle de "groupe d’implication et de recherche", qui est plus politique. Le groupe a été baptisé "Retissons du lien" du nom d’une banderole qui avait été brandie le 17 avril 2016 lors d’une manifestation rassemblant des rescapés des attentats et des familles confrontées à la radicalisation violente.
"J e me suis dit qu’il fallait être courageux pour revendiquer cela à un moment où la société était crispée et que le sécuritaire débordait sur tout", raconte Vincent de Gaulejac.
L’un des axes sur lesquels le groupe a travaillé est l’assignation identitaire, le regard de la société tant sur les victimes ("Tu ferais bien de tourner la page") que sur les mères de djihadistes ("Vous vous sentez responsable ?"). Pour les deux sociologues, "si, comme le dit Sartre, la honte naît sous le regard d’autrui, le dégagement de la honte ne peut que se faire sous le regard d’autrui". Ce travail, pour eux, est complémentaire d’autres actions entreprises depuis les attentats, notamment par la Justice.