“Plus jamais pareil drame ne peut se reproduire”: la rédaction de la RTBF, en deuil, attend du changement après le suicide d’Alain Dremière
Le décès du journaliste “fait écho à la situation de plusieurs membres de la rédaction”, selon la Société des journalistes de la RTBF.
Publié le 16-02-2023 à 06h43
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Depuis mardi, 18 h 30, la RTBF est en deuil et sous le choc. Le journaliste Alain Dremière s’est jeté du dixième étage d’un bâtiment de Reyers, siège bruxellois du service public.
”Quand une personne se trouve en congé de maladie depuis plusieurs semaines et que, malgré ça, elle prend sa voiture pour se rendre sur son lieu de travail en vue de mettre fin à ses jours, il est difficile de ne pas y voir un signal.” Contactés ce mercredi, plusieurs membres de la rédaction de la RTBF arrivaient à ce même constat. “Il est venu pour ça”, insiste un journaliste qui le côtoyait depuis plusieurs années.
Alain Dremière avait commencé sa carrière à Télé Bruxelles (aujourd’hui BX1), avant de rejoindre la RTBF en 2004. Au sein du groupe public, il a été successivement journaliste pour l’émission Au quotidien et au JT, rédacteur en chef adjoint de la cellule Société, éditeur et responsable du projet Vews ou encore chef de rédaction Digital jusqu’à récemment. Il était en congé de maladie au moment du drame. Il aurait pris sa voiture depuis son domicile, dans le Hainaut, pour se rendre à Reyers. Un geste qui laisse beaucoup de questions en suspens.
“Il y a d’autres Alain dans la rédaction”
La journée de mercredi a évidemment été dédiée au recueillement pour l’ensemble du personnel. Une minute de silence a été observée vers midi. Le bureau de la Société des journalistes (SDJ) de la RTBF a également tenu une assemblée générale qui a réuni 150 personnes. Dans un communiqué, la SDJ a souhaité retenir d’Alain Dremière “sa passion, son humour et sa bienveillance”, tout en rappelant, aussi, que ce suicide “fait écho à la situation de plusieurs membres de la rédaction qui ont exprimé leur détresse lors de notre réunion”, est-il écrit. “Dans une atmosphère d’écoute et de respect, les témoignages de mal-être, de souffrance et de violence au travail se sont succédé. “Il y a d’autres Alain dans la rédaction”, “trop de collègues s’effondrent sans cesse”, “ce qu’on croit être des situations de détresse isolée sont le reflet d’un modèle qui dysfonctionne”.”
Profondément touchés par l’acte posé par leur collègue, certains journalistes ont préféré ne pas nous parler. D’autres ont accepté de confier leur lecture des faits, tout en nous demandant de respecter leur anonymat. Comme souvent, un suicide résulte d’une accumulation de facteurs. Dans le cas d’Alain Dremière, le facteur professionnel pourrait avoir joué un rôle clé. “Qu’il y ait eu des éléments d’ordre plus privé, c’est possible. Mais ça faisait longtemps qu’Alain n’allait pas bien au boulot. C’était une évidence”, nous dit un journaliste.
”Tout le monde est à cran”, explique une source. “Il y a un mal-être”, assure un journaliste, avant de poursuivre qu'”à chaque fois qu’il y a une AG de la SDJ et qu’on essaie de prendre le pouls de la rédaction, des collègues sont en pleurs. Régulièrement, des journalistes partent en burn-out.”
Des tensions
Le grand “big bang” organisationnel opéré en 2018 et, en particulier, la profonde transformation du travail des journalistes (au nombre d’environ 230 sur un effectif total de près de 2000 personnes) n’a pas arrangé les choses. Cette transformation, incarnée par le concept “360”, reposait sur le principe d’une production de contenus à destination de différents médias de la RTBF (radio, TV, Web, réseaux sociaux, …). Il s’était accompagné de la création d’une série de nouveaux postes à responsabilité au sein de la rédaction. “Une hiérarchie intermédiaire a vu le jour à partir de 2018, avec la nomination de différents managers (dont Alain Dremière, nommé au poste de chef de rédaction “Digital”, NdlR), explique un de nos contacts. “Cette nouvelle organisation a rapidement généré des tensions et pas mal de managers ont été pris en tenaille entre les journalistes, d’une part, et la haute hiérarchie de la RTBF, d’autre part”. Aujourd’hui, plusieurs de ces managers ne sont d’ailleurs plus en poste. Certains ont craqué, avec des périodes de burn-out ; d’autres ont changé de fonction ou ont tout simplement quitté la RTBF.
Sans accuser la RTBF d’avoir fermé les yeux sur les tensions engendrées par le nouveau modèle organisationnel (des “cellules psychologiques” ont été mises sur pied pour répondre aux divers types de difficultés rencontrées par le personnel), de nombreux membres de la rédaction critiquent le glissement vers une “dépersonnalisation” du travail des journalistes. “L’intention de la direction était de rendre la structure moins lourde et plus efficace. Mais le résultat est la mise en place d’une énorme usine à gaz, avec des bras de fer permanents et des discussions d’apothicaires entre “pôles” et “business units”, et des décisions de plus en plus déconnectées des réalités journalistiques du terrain”, regrette, avec amertume, un membre respecté de la rédaction de Reyers. Et un autre d’ajouter : “Depuis 2018, on nous demande de produire des contenus à décliner sur les différentes plateformes de RTBF, sans trop savoir d’où vient la demande. C’est un modèle qui use les gens et qui contribue à une perte de sens de notre travail de journaliste”.
Contacté par La Libre, Bernard Gabus, président de l’interrégionale wallonne de la CGSP à la RTBF, n’a, quant à lui, pas souhaité s’exprimer. “Nous n’avons pas de position officielle, nous réfléchirons à tête reposée. Nous sommes en pleine négociation sur ces sujets.”
Une rencontre avec la direction
La direction de la RTBF a communiqué en interne le message suivant : “Face à ce drame, l’heure est à la tristesse et au recueillement, par respect de ce qu’il a été, de sa famille et de ses nombreux amis et nombreuses amies”. Une cellule psychologique a été ouverte ce mercredi. Le parquet de Bruxelles a également ouvert une enquête. “Plus jamais pareil drame ne peut se reproduire”, peut-on lire dans une lettre adressée par la SDJ à l’administrateur général, Jean-Paul Philippot, et aux membres du conseil d’administration, dans laquelle elle “souhaite rencontrer dans les plus brefs délais l’administrateur général et les membres de la hiérarchie de l’information”. En début de soirée, la porte-parole de la RTBF nous précisait que cette rencontre aurait “évidemment” lieu, après une période de deuil, avec une “volonté commune de trouver des solutions”.
Il y a quatorze ans, 80 journalistes et techniciens de la RTBF avaient dénoncé le” malaise de plus en plus grand” au sein du groupe. Une pétition avait été lancée trois semaines après le suicide d’un jeune technicien. Pour rappel, en août 2018, un monteur du groupe s’était défenestré du 11e étage de Reyers.
Alain Dremière avait 44 ans, était marié et père de deux enfants.