En Flandre, "le français a été rétrogradé à la troisième place, après l’anglais"
Pour beaucoup de Flamands, le français est devenu une langue étrangère.
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Publié le 05-11-2021 à 08h42 - Mis à jour le 05-11-2021 à 10h05
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Pendant des années, l'enseignement des langues en Flandre a bénéficié d'une solide réputation. Mais depuis environ quinze ans, cette image s'est ternie, tous niveaux confondus. Dans l'enseignement primaire, la situation est carrément alarmante. Le professeur Filip Verroens, linguiste enseignant la didactique du français à l'UGent, explique à La Libre l'étendue du problème .
Comment expliquer que la qualité de l’enseignement du français en Flandre a tant baissé depuis toutes ces années ?
Plusieurs facteurs expliquent cette baisse. Il y a des explications liées à la société d’aujourd’hui comme l’attrait du monde anglo-saxon ou la valorisation des technologies, et d’autres à l’enseignement lui-même - comme le nombre d’heures de français en baisse, la qualité de la formation des enseignants, la pénurie des professeurs ou la place des connaissances dans l’acquisition de la langue. La situation est particulièrement alarmante dans l’enseignement primaire. Alors que, pourtant, les initiatives pour stimuler l’apprentissage du français comme langue étrangère ne manquent pas.
Lesquelles ?
Je pense aux modifications apportées au décret du 29 avril 2004 rendant obligatoire, au troisième degré de l’enseignement primaire (10-12 ans), l’enseignement du français en Flandre et dans les communes flamandes à facilités alors qu’il n’était que facultatif jusque-là. Conséquence : les contenus de cet enseignement ont été formalisés dans des programmes d’étude contrairement à d’autres initiatives qui ont vu le jour depuis.
De quelles autres initiatives parlez-vous ?
Je parle de l’éveil et de l’initiation. L’éveil sert à familiariser les enfants avec plusieurs langues étrangères. Une initiation est une préparation à l’enseignement formel d’une langue étrangère. L’éveil et l’initiation permettent de mettre les enfants en contact avec le français à un âge précoce.
Malgré ces initiatives, il semble qu’à la fin du primaire, les élèves flamands maîtrisent mieux l’anglais que le français ?
Oui, des recherches récentes le prouvent. Ils ont une meilleure connaissance lexicale en anglais qu’en français. Sans avoir eu un seul cours dans la langue de Shakespeare, c’est étonnant ! Ces résultats sont pour le moins choquants. L’anglais est omniprésent, le français recule.
Y a-t-il un problème dans la formation des instituteurs ?
Absolument. Une enquête menée par des inspecteurs de l’enseignement flamand dans 195 classes de primaire révèle qu’un instituteur sur trois n’ose pas parler le français en classe. C’est un cercle vicieux, comment en sortir ? Pourquoi ? Par crainte de se faire corriger par des élèves bilingues… C’est inquiétant.
Alors que font-ils ?
Ils se protègent. Les enseignants s’appuient sur leurs manuels et livres scolaires aux dépens de la communication orale. C’est en dépit du bon sens, comment voulez-vous enseigner une langue vivante de cette façon ? Comment voulez-vous motiver les élèves à apprendre une langue étrangère ?
Est-ce pareil dans l’enseignement secondaire ?
Dans le secondaire, la situation n’est pas moins préoccupante. La pénurie des enseignants en Flandre n’arrange pas les choses évidemment. Les connaissances lexicales et grammaticales des élèves sont en baisse. Ce qui est dû en partie à la méthode utilisée dans laquelle les connaissances sont considérées comme moins importantes.
Il y a aussi la réduction du nombre d’heures de français dans les écoles secondaires…
C’est un facteur important en effet. Mais ce n’est pas le seul. Il faudrait augmenter ces heures. Et sans oublier le primaire. Je conseille aussi de revaloriser la formation des instituteurs aussi. Il faut y ajouter la perte de contact avec la culture francophone. À tel point que des parents prennent les choses en mains et inscrivent leurs enfants très tôt à des cours privés ou à des séjours linguistiques pendant les vacances.
Cela montre que la maîtrise du français est encore considérée comme importante ?
Oui, c’est important de connaître les langues dans un pays multiculturel qui compte trois langues officielles. Les jeunes Flamands sont assez peu en contact avec la langue et la culture françaises. Pour beaucoup de Flamands, le français est devenu une langue étrangère. Beaucoup de jeunes en Flandre considèrent la Wallonie comme un autre pays. Et, dans bien des cas, Bruxelles est une ville chargée de connotations négatives, hélas.
L’enseignement en immersion peut sans doute contribuer à améliorer la maîtrise du français en Flandre ?
Inauguré en Flandre en 2014 alors qu’il a déjà une longue expérience à Bruxelles et en Wallonie, l’enseignement en immersion est présent aujourd’hui dans 137 écoles flamandes dont 76 proposent des matières en français contre 113 en anglais.
La situation est-elle aussi préoccupante dans l’enseignement supérieur ?
Oui. En 2019, des professeurs de français d’université et d’écoles supérieures ont lancé une pétition pour dénoncer une situation qui se dégrade depuis longtemps. Une plateforme pour les langues a été créée en Flandre afin de créer des synergies et d’entreprendre des actions en commun. Les enseignants souhaitent que l’on augmente le nombre d’heures de cours. Le niveau de recrutement pose problème aussi. Paradoxalement, le nombre d’étudiants en français est en baisse alors que ce sont des profils très demandés sur le marché de l’emploi.
Serons-nous en mesure de revaloriser l’enseignement des langues dans une société dominée par l’anglais ?
Et par… les sciences et les nouvelles technologies. En Flandre, la classe politique a beaucoup insisté sur leur importance. Les sciences et les nouvelles technologies sont censées être le plus court chemin vers un emploi. La culture anglo-saxonne est entrée dans la vie des Flamands depuis longtemps grâce à la musique, le cinéma. C’est pareil aux Pays-Bas. Résultat : le français a été rétrogradé à la troisième place après l’anglais.
Vous êtes optimiste ?
C’est urgent : il y a péril en la demeure. À court terme, je ne suis pas vraiment optimiste. Je crois, hélas, que cette tendance d’une baisse de la connaissance du français en Flandre va perdurer encore quelque temps. Il faudrait un électrochoc pour revaloriser l’enseignement des langues étrangères en Flandre. Je plaide pour davantage de créativité aussi. Comment motiver les élèves à apprendre le français alors que l’on n’arrête pas de vanter les mérites des sciences exactes ? L’enseignement en immersion devrait se développer davantage. Un simple regard au-delà de la frontière linguistique peut être éclairant. En Belgique francophone, l’enseignement en immersion a fait ses preuves et porte des fruits. Pourquoi ne pas en prendre de la graine ?