An et Eefje, jusqu'au bout de l'horreur

ANNICK HOVINE

RÉCIT

Fin août 1995. On est sans nouvelles des petites Julie et Mélissa depuis deux mois. Une autre affaire inquiétante éclate. An Marchal, 17 ans et demi, et Eefje Lambrecks, 19 ans et demi, en vacances à la Côte belge, disparaissent à leur tour. Les deux Limbourgeoises ont loué, avec cinq amis du groupe théâtral Harlekijn de Hasselt, un bungalow au «Marinapark» à Westende. Le mardi 22 août, An et Eefje partent en tram pour assister, en soirée, au spectacle de l'illusionniste Rasti Rostelli au casino de Blankenberge. Elles montent sur scène et se font hypnotiser. A l'issue de la représentation, vers 23h30, elles commandent les enregistrements vidéo. Les caméras de sécurité placées dans le hall du casino filment leur passage.

Les deux jeunes filles ratent le dernier tram (de 23h44) qui les aurait directement reconduites à Westende. Mais elles ne prennent pas non plus celui de 0h14. Pourquoi? Elles grimpent finalement dans le dernier convoi, départ 0h44 de l'arrêt de Blankenberge, terminus Ostende. Une bonne heure s'est déroulée depuis la fin du show de Rostelli. Qu'ont-elles fait entre-temps? Mystère. Il n'y a jamais eu de reconstitution de ce moment avant leur disparition. Toujours est-il que le conducteur du dernier tram (arrivé à Ostende à 1h18) est formel: An et Eefje étaient bien à bord. Un autre travailleur de nuit de la société «De Lijn» a reconnu les deux jeunes filles sur le quai à Ostende, vers 1h20, au moment où il terminait son service. Et un troisième employé, chargé de remiser le tram, leur a même conseillé de prendre un taxi pour rejoindre Westende... Un chauffeur de taxi, stationné devant la gare d'Ostende, est le dernier témoin à les avoir vues en chair et en os.

Le mercredi 23 août, à Westende, les copains d'An et Eefje sont inquiets: elles ne sont pas rentrées. Ils retrouvent leurs vélos à l'arrêt du tram, où elles les avaient laissés la veille. A 17 heures, ils se rendent à la police de Westende pour signaler la disparition des deux filles. L'inspecteur de garde leur dit de ne pas s'affoler, qu'elles doivent être en train de «prendre du bon temps». Dans la soirée, les jeunes gens informent les parents Marchal et Lambrecks par téléphone. A 23h15, ces derniers déclarent la disparition de leur fille à la police de Hasselt. Ils ne les reverront jamais vivantes. Le matin du 3 septembre 1996, quinze jours après la découverte des cadavres de Julie et Mélissa à Sars-la-Buissière, les corps d'An et d'Eefje sont exhumés à Jumet, rue Daubresse, une propriété de Bernard Weinstein. Après avoir baladé les enquêteurs pendant plusieurs jours, Marc Dutroux leur a finalement désigné, au cours de la nuit, un endroit précis «intéressant à fouiller». Une semaine plus tôt, Marc Dutroux convenait - après avoir soutenu le contraire - ne pas ignorer le sort réservé aux deux Limbourgeoises.

Retour sur le 22 août 1995. En fin d'après-midi, Marc Dutroux, au volant de sa Citroën CX grise, passe prendre Michel Lelièvre chez sa mère à Tamines. Le jeune toxicomane a des dettes envers Dutroux. Direction: la Côte belge. Objectif? «Une promenade», selon Marc Dutroux. «Au début, Dutroux est venu me chercher pour me réclamer de l'argent que je lui devais. (...) Il m'a dit qu'il comptait se rendre à la mer car là-bas, il y avait sûrement plus de filles. Il me disait: si l'occasion se présente...», explique Michel Lelièvre au cours d'une confrontation avec Dutroux.

Les deux comparses s'arrêtent à Bredene, où ils se promènent à pied dans les dunes pendant deux heures. La nuit tombe quand ils reviennent à la voiture. Dutroux se remet au volant et démarre en direction d'Ostende en suivant la Koninklijkebaan - l'avenue où circule le tram. A l'arrière de l'un d'eux, Dutroux remarque deux jeunes filles et décide de suivre le tram jusqu'au terminus, près de la gare d'Ostende. Mais les maraudeurs les perdent de vue. Ils circulent ensuite dans le centre de la cité balnéaire et repèrent à nouveau leurs deux futures victimes. Selon Lelièvre, elles faisaient du stop à la sortie de la ville sur la route menant à Middelkerke. Elles seront prises en charge par la CX grise.

Quelques centaines de mètres plus loin, An et Eefje sont «neutralisées». Les modalités diffèrent selon les versions des deux auteurs de l'enlèvement. Le plus vraisemblable reste que Marc Dutroux actionne le verrouillage central de la CX et arrête la voiture sur le bas-côté. Paniquées, les deux jeunes filles crient, tentent d'ouvrir les portières. Marc Dutroux passe à l'arrière, les force à avaler du Rohypnol, un somnifère rapide et très abrupt. Michel Lelièvre - en manque d'héroïne - lui passe la boîte qui se trouvait sur le tableau de bord. Il prend le volant et s'arrête, sur ordre de Dutroux, à proximité d'une grange isolée. Marc Dutroux sort un flacon de Haldol de sa poche et administre plusieurs gouttes à ses victimes. Sous l'effet des médicaments, les deux malheureuses sombrent dans le sommeil.

La suite du trajet est rocambolesque. Sur l'autoroute E-19 en direction de Charleroi, la CX tombe en panne et s'immobilise peu avant le parking de Wauthier-Braine. An et Eefje, toujours inconscientes, sont débarquées dans le sous-bois qui borde l'autoroute. Michel Lelièvre est chargé de les garder, le temps que Marc Dutroux aille chercher un véhicule de remplacement à Sars-la-Buissière, chez sa femme. Ce dernier avise deux Irlandais en train de dormir sur le parking de Wauthier-Braine, les réveille et les persuade de le conduire à Sars. Arrivé à destination, il réveille Michelle Martin, l'oblige à héberger les deux Irlandais pour le restant de la nuit, avant de retourner, à bord de sa Ford Sierra blueue, à l'endroit où il a laissé An et Eefje sous la surveillance de Lelièvre. Selon Dutroux, Lelièvre - qui conteste formellement ces allégations - aurait violé An Marchal dans le sous-bois pendant son absence.

Les deux filles sont chargées dans la Ford Sierra: Eefje à l'avant, côté passager; An à l'arrière, avec Michel Lelièvre. Le jour se lève à leur arrivée à Marcinelle. Les deux victimes, toujours inanimées, sont d'abord transportées au rez-de-chaussée de la maison de Marc Dutroux, route de Philippeville, puis transférées l'une après l'autre à l'étage. Côte à côte dans le grand lit, selon Lelièvre; dans les lits superposés, selon Dutroux. Les deux filles sont dénudées, pour leur faire passer l'envie de s'échapper au cas où elles se réveilleraient.

L'équipée insensée n'est pas encore terminée. Dutroux ferme la porte à double tour puis repart, en compagnie de Lelièvre, chercher la CX abandonnée le long de l'autoroute. Le véhicule est remorqué jusqu'à Sars-la-Buissière, d'où Dutroux et Lelièvre repartent vers Macinelle, qu'ils atteignent entre 7 et 8 heures du matin. Marc Dutroux devant s'absenter ?, il demande à Lelièvre de garder An et Eefje. Epuisé par leur expédition nocturne, ce dernier s'endort sur le lit superposé. Il se réveille à midi et constate des traces de sang sous les deux victimes, toujours nues, étendues dans le grand lit. Il passe l'après-midi à lire des bandes dessinées, en montant de temps à temps à l'étage pour surveiller le sommeil des captives. En fin d'après-midi, Dutroux revient et lui propose de violer An, ce que Lelièvre refuse, selon ses dires. Dutroux le reconduit alors chez sa mère, à Tamines.Julie et Mélissa sont-elles alors présentes dans la maison de Marcinelle? Si oui, sont-elles dans la cache? Selon Marc Dutroux (audition du 20 août 1996), la présence concomitante des 4 victimes lui posait de gros problèmes. «J'avais les petites en bas et les grandes en haut. Elles ne devaient jamais se rencontrer. Je disais aux petites que le chef dormait en haut et qu'elles ne devaient pas faire de bruit. En effet, je continuais à les amener au rez-de-chaussée pour prendre le repas avec moi, aller à la toilette... Cette organisation ne me laissait pratiquement aucun temps libre. C'était vraiment de l'équilibrisme.» Peut-on se fier à un seul mot du prédateur de Marcinelle, manipulateur et menteur invétéré?La suite du récit est aussi à prendre avec des pincettes: seules les déclarations des accusés Dutroux, Lelièvre et Martin permettent de mettre en évidence certains faits qui se seraient produits lors de la séquestration des deux Limbourgeoises. Il semble ainsi que, le surlendemain de l'enlèvement (soit le 25 août 1995), Eefje ait tenté de s'échapper de l'immeuble de Marcinelle, après avoir retrouvé ses vêtements. Mais Marc Dutroux l'a vue à travers la bulle en plexiglas qui donne sur la chambre des enfants et s'est empressé de la rattraper. Michel Lelièvre évoque une seconde tentative de fuite de la même victime: Dutroux - qui nie ce fait - l'aurait reprise au moment où elle sortait nue de la maison. Quoi qu'il en soit, Marc Dutroux décide alors d'enchaîner An et Eefje aux montants des lits superposés. Le ferrailleur de Marcinelle reconnaît avoir entretenu des relations sexuelles avec Eefje, An étant, selon lui, réservée à son «ami» Bernard Weinstein.

Pendant la séquestration des deux jeunes filles, Michel Lelièvre s'est rendu plusieurs fois au domicile de Dutroux, à Marcinelle. A ces occasions, indique-t-il, elles étaient enchaînées dans la chambre donnant sur l'arrière du bâtiment. Sauf une fois: Eefje nettoyait le carrelage de la seconde pièce du rez-de-chaussée. Dutroux confirmera d'ailleurs que cette victime l'aidait dans certaines tâches ménagères.

Du 28 août au 5 septembre 1995, Michel Lelièvre se rend en Slovaquie. A son retour, Marc Dutroux lui raconte que des personnes sont venues prendre livraison des filles et que plus aucune preuve de leur passage ne subsistait dans la maison. Ajoutant: «Maintenant, c'est comme si tu étais complice de meurtre.» Lelièvre prétend qu'il n'a plus jamais revu An et Eefje. Dans cette hypothèse, les deux Limbourgeoises seraient restées au maximum 14 jours à Marcinelle.

Les circonstances du départ des deux victimes vers Jumet ne peuvent être reconstituées que d'après les auditions du couple Dutroux-Martin. «Le départ d'An et Eefje s'est passé dans l'empressement. Cela a été rapide. Dès qu'il a eu la solution, cela n'a pas traîné... Il est venu m'avertir et les filles sont parties dans la soirée. Il faisait noir... (...) Je tiens à vous préciser que c'est Bernard Weinstein qui les a supprimées. (...)», explique Dutroux. Toujours selon ses dires, Weinstein aurait donné du Rohypnol aux deux filles et les aurait ensuite fait monter dans une camionnette; Michel Lelièvre, lui, attendait dehors. Rappelons que Weinstein, assassiné par Marc Dutroux fin novembre 1995, ne pourra jamais donner sa version des faits. «Par la suite, quand je l'ai buté, il m'a dit qu'il avait fait disparaître les deux filles (...), qu'elles étaient dans une cache dans son hangar», prétend encore Dutroux.

Selon Michelle Martin, Marc Dutroux serait pourtant personnellement impliqué dans l'élimination des deux Limbourgeoises. «C'est à mon avis peu de temps après la rentrée des classes, en septembre 1995, que j'ai appris de Marc qu'il ne souhaitait pas garder les deux grandes filles à la maison et qu'il les avait conduites chez et avec l'aide de Bernard Weinstein (sic) pour la disposition de ce dernier... Toujours en septembre 1995, un soir, Marc Dutroux est venu à la maison (à Sars, NdlR), il m'a dit que les deux jeunes filles An et Eefje étaient mortes.»

Michelle Martin fait cette déclaration au magistrat instructeur le 2 septembre 1996, la veille de la découverte des corps sans vie d'An et Eefje, à Jumet. Dutroux aurait même donné force détails à sa femme sur cet épisode: il avait expliqué aux filles que leurs parents avaient payé une rançon et qu'il allait les ramener chez elles; les filles auraient d'ailleurs pris elles-mêmes les médicaments, sans qu'il ne les y oblige. A Jumet, Weinstein et lui auraient donné à nouveau des cachets à An et Eefje, pour les endormir tout à fait. «Dutroux m'a raconté qu'au bord du trou qu'ils avaient fait, une des filles s'est rendu compte qu'elle allait mourir parce qu'elle n'était pas tout à fait endormie. Elle aurait même dit, selon Dutroux: mais on va mourir...» Marc Dutroux n'étant pas en aveux pour l'assassinat des deux Limbourgeoises, il n'a pas donné de date de leur décès. Les conditions d'inhumation des corps à Jumet, dans un sol charbonneux très dense, ont empêché les médecins légistes de déterminer avec précision l'époque de la mort. Ils retiennent la suffocation comme diagnostic le plus logique du décès d'An Marchal. Un sac en plastique recouvrait sa tête; son visage était bâillonné d'une bande collante grise; un emballage de Rohypnol a été retrouvé dans son pharynx... La maigreur extrême de la victime conclut aussi à de graves carences alimentaires. Pour Eefje, il est logique de penser que le décès puisse être attribuable à la privation complète d'aliments au cours de sa séquestration. L'horreur absolue, une fois encore.

© La Libre Belgique 2004

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