Sven Mary: "Je regrette d'avoir été naïf dans la défense de Salah Abdeslam"
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- Publié le 30-08-2017 à 17h40
- Mis à jour le 09-09-2019 à 22h43
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"Mon bureau est occupé mais, suivez-moi, nous allons nous installer dans une autre pièce."Sven Mary prend place derrière une longue table où reposent quelques piles de dossiers. L'avocat pénaliste y dépose paquet de cigarettes et téléphone portable. Le GSM à touches semble avoir subi le poids des années et des chutes. "Je refuse de passer au smartphone. Ces appareils enregistrent vos localisations, vos recherches sur internet... Je tiens à protéger le peu qu'il me reste de vie privée. Au cas où ce GSM me lâcherait, j'en ai encore trois comme ça en réserve ", explique celui qui, durant un peu moins de sept mois, a assuré la défense de Salah Abdeslam. Sven Mary est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
Avec le recul, regrettez-vous d'avoir accepté de défendre Salah Abdeslam ?
Non. Les avocats pénalistes ont un ego surdimensionné et les mauvaises langues ont donc dit que javais accepté de le défendre pour le buzz. Or, ça n'a apporté quasi que de la mauvaise publicité. Et vu les conséquences dans ma vie privée et professionnelle, je peux affirmer que faire le buzz n'était pas ma volonté. Ce que je regrette, c'est de ne pas avoir reçu la préparation nécessaire pour faire face à la presse internationale. Mais peut-on préparer un avocat à la confrontation médiatique pour de tels dossiers exceptionnels ? On se plaint parfois de nos médias nationaux mais on ne devrait pas au vu de la manière dont les autres médias - plus spécifiquement français - travaillent. Il n'y a pas de scrupule, pas de code, pas de lien de confiance possible ! Un journaliste avec qui j'avais eu une discussion informelle m'a même enregistré à mon insu. Je regrette d'avoir été naïf.
Une image de vous a fait le tour du monde : on vous voit à la sortie du bâtiment de la police fédérale entouré d'une nuée de journalistes, caméramen, photographes...
Avant de sortir de ce bâtiment où était auditionné Salah Abdeslam, j'avais été prévenu par les policiers qui m'avaient demandé si j'étais prêt. Evidemment, c'est le moment suprême pour l'avocat pénaliste, celui qui donne le sentiment d'être important, donc l'ego parle et j'avais répondu "oui". Mais je ne m'attendais pas à ça. D'autant que, comme avocat, on s'entraîne à ne pas répondre, à ne pas prendre de position. Sauf qu'entre-temps, le procureur de la République ( NdlR : François Molins ) avait déjà fait une sortie sur les déclarations de Salah Abdeslam. Je me devais donc de répondre et je l'ai fait en trois points : sa condition physique, sa collaboration positive du moment et son refus de partir en France. C'étaient les réponses de trop, j'aurais dû faire preuve d'un mutisme absolu ! Dans de tels dossiers, quoi que vous disiez, ce n'est jamais bon. Sitôt prononcée, chaque phrase acquiert sa propre histoire, sa propre interprétation.

Vous avez rapidement senti que vous alliez dans une impasse avec Abdeslam ?
La problématique, c'est le contexte dans lequel on se trouvait. Si les attentats du 22 mars n'étaient pas survenus, nous aurions eu un autre débat, peut-être une autre volonté de Salah Abdeslam, nous aurions pu travailler avec lui avant qu'il parte en France. Le pire pour sa défense, ce sont les attentats de Bruxelles. Car même s'il n'était pas impliqué, le grand public ne voulait plus qu'une chose : le pendre à l'arbre le plus haut. Dans l'opinion publique, ses explications sur les attentats de Paris n'avaient plus d'importance. Soudainement, l'émotion a pris le dessus sur le côté rationnel des choses.
Ses conditions de détention ont-elles participé à son mutisme ?
Je ne pense pas. Mais je m'étonne que, dans un quartier de haute sécurité, deux personnes à l'âme radicaliste ( NdlR : l'autre détenu étant Mehdi Nemmouche, auteur présumé de l'attentat du musée juif de Bruxelles ) peuvent se trouver l'une à côté de l'autre et converser. Peut-être que ses voisins de cellule ont, à un moment ou à un autre, pu l'influencer. Toutes les autorités, qui sabraient le champagne entre le 18 et le 21 mars parce que Salah Abdeslam avait été attrapé, ont oublié que d'autres choses bougeaient. Les actions du 22 mars se sont-elles accélérées à cause de son arrestation ? Certains supposent que si Salah Abdeslam le sait, moi je le sais forcément aussi. Mais je peux vous affirmer que je ne le sais ni comme avocat ni comme être humain. Certains m'ont même accusé d'être l'élément déclencheur de l'attentat du métro de Maelbeek. J'ai été acquitté au niveau disciplinaire mais un avocat a quand même déposé plainte contre moi...
S'il vous avait signalé qu'un attentat était en préparation, l'auriez-vous signalé aux autorités compétentes ?
Je n'ai pas le droit. Le seul à qui j'aurais pu en parler, c'est mon bâtonnier, qui aurait décidé ce que je devais faire. Je serais allé le voir, évidemment.
Vous pensez qu'Abdeslam gardera le silence jusqu'à la fin du procès ?
Nous nous sommes retrouvés avec Frank Berton ( NdlR : son avocat français ), à la prison de Fleury-Mérogis à un moment où Salah Abdeslam maintenait son droit au silence alors qu'il avait été invité deux fois par le magistrat instructeur en France. Nous lui avons expliqué que nous pouvions être son explication mais pas sa voix. Lorsqu'il était interrogé, c'était à lui de répondre. Nous avions alors l'impression de ne servir à rien donc nous nous sommes retirés début octobre 2016. Maintenant, il n'est plus défendu. Et il est bien parti pour garder le silence.

Vous a-t-il confié des choses qu'il n'a jamais dites à un magistrat ?
Vous savez, j'ai passé 50 à 60 heures avec lui donc il y a forcément eu des échanges. Mais cela relève du secret professionnel.
Vous pensez avoir réussi à cerner sa personnalité ?
Je n'ai pas eu le temps. Pour qu'une discussion ait un sens, elle doit durer maximum trois heures. Après, on perd en concentration. Le problème, c'est qu'il y a toujours eu des événements qui ont parasité nos rencontres : les fuites de sa photo en prison, les déclarations du procureur de la République, l'inculpation pour tentative d'assassinat sur les policiers à Forest, les attentats du 22 mars... Tout ces faits ont pris un temps certain sur les discussions qu'on voulait avoir. Ensuite, quand il est arrivé en France, il s'est fermé comme une huître.
Pour avoir accepté de défendre un tel client, vous avez été insulté, menacé. La tension autour de votre personne est-elle retombée ?
Dès le 22 mars, après que le palais de justice a été fermé, on m'a suggéré de fermer mon cabinet car il y avait une certaine forme de menace à mon encontre. Quelqu'un est finalement venu pour m'agresser. J'ai donc mis mes collaborateurs à l'abri, je suis allé chercher mes enfants à l'école et un chef de zone de la commune où j'habite - même si je suis parfois l'ennemi attitré des policiers - a donné toute la protection nécessaire pour ma famille. Mais je n'ai jamais ressenti de crainte d'être agressé.
Vous avez de l'empathie pour vos clients ?
J'ai de l'empathie pour l'innocent. Quand vous n'avez rien fait de mal et qu'on vous prive de la liberté de circulation en vous condamnant, c'est horrifiant. On n'est jamais sûr à 100% mais, après 22 ans de métier, j'ai quand même un pressentiment sur l'innocence ou non d'un client.

Si vous parveniez à faire acquitter un terroriste potentiel ou du moins à alléger sa peine, vous n'auriez pas de remords ?
Je sais que c'est étonnant mais je n'ai jamais de remords. Si je constatais une erreur de procédure qui devait permettre d’acquitter un client et que, consciemment, je faisais comme si je ne l'avais pas vue, je commettrais une erreur professionnelle. On me présente comme "procédurier" mais tout avocat doit l'être car chacun doit connaitre les règles de droit. "Procédurier" est même devenu une insulte parce que je parviens à faire acquitter des coupables sur base d'erreurs de procédure comme une virgule manquante ou une signature oubliée. Or toutes ces règles sont la base de l'Etat de droit ! Les lignes du pouvoir judiciaire sont tracées pour qu'on ne puisse pas colorier en dehors de ces lignes. Les moyens utilisés comme les écoutes ou les observations doivent être cadrés.
Vous estimez que nos droits sont régulièrement bafoués ?
Le grand public mange dans la main des politiciens pour avoir un sentiment de sécurité. De plus en plus, sous le spectre du climat de terreur qu'on tente de nous imposer, on bafoue énormément nos droits et libertés, pour lesquels nos grands-parents se sont battus. On les a perdus à tout jamais. Notre vie privée n'existe plus. Quand on voit le pouvoir qu'on donne aujourd'hui au ministère public sans le moindre contrôle judiciaire, c'est l'horreur. Si vous dérangez en tant que journaliste, on est à même de vérifier vos données et vos sources, de vous mettre sous pression, de vous intimider. On fait la même chose avec certains avocats pénalistes, comme Olivier Martins ( NdlR : soupçonné d'avoir été impliqué dans une tentative d'évasion de la prison de Saint-Gilles ). Ce qui lui est arrivé est humiliant. Vous pensez qu'il ne serait pas venu s'il avait reçu une convocation pour se rendre chez le juge ? Il ne fallait pas débarquer chez lui à quinze pour l'arrêter, que ses enfants en bas âge voient ça... pour en faire un scoop. C'était l'horreur !
Vous voyez donc d'un très mauvais œil la disparition programmée du juge d'instruction ?
Si le rôle du juge d'instruction est réduit à un traitement de textes dans le cadre d'éventuelles infractions à certaines libertés ou à certains droits, cela sera grave. Il est notre interlocuteur privilégié pour garder la fameuse balance de la dame Justice en équilibre. Je ne suis pas toujours d'accord avec les juges d'instruction mais ils me donnent une garantie de loyauté. J'ai la naïveté de penser que 95% d'entre eux sont de bon sens. Quand ils ne seront plus là, on aura un monopole de pouvoir du ministère public. Mais de qui est-il constitué ? De policiers ! On en arrive donc à un Etat policier. Koen Geens est un ténor du barreau au niveau du droit de société mais les changements qu'il prépare en droit de procédure pénale, on va s'en mordre les doigts.

Vous aimez la visibilité, la notoriété ?
Je l'ai aimée. Quand on a 32 ans, on veut être grand, se montrer, on est fier parce que sa grand-mère vous a vu à la télévision. La notoriété a joué un rôle pour ma publicité. Aujourd'hui, à 45 ans, je lui accorde moins d'importance.
Question freudienne : avez-vous voulu devenir célèbre pour "tuer" la figure du père, qui était connu, notamment comme grand patron de la VRT ?
A 17 ans, ma vie, c'était le football. J'espérais y faire carrière. Mon père a beaucoup voyagé, vécu à l’étranger donc on n'a pas eu beaucoup d'atomes crochus durant ces années difficiles de l'adolescence. Puis, cette figure paternelle - qui était imposante, croyez-moi - est revenue dans ma vie et s'est montrée autoritaire. Le choix de carrière footballistique n'était plus envisageable et il m'a interdit d'étudier le journalisme et la communication. Je ne pouvais choisir que l'économie ou le droit. Aucun des deux ne m'intéressait, d'ailleurs j'ai fait trois fois ma première année de droit. C'est par après, quand vous réfléchissez à la vie, à votre jeunesse, que vous vous apercevez du manque de la figure paternelle. Et là, je me suis rendu compte que je voulais qu'il soit fier de moi. Je voulais donc être quelqu'un, avoir une carrière. En 2025, j'aurai 30 ans de carrière, je pourrai me demander si j'ai réussi quelque chose. On verra...
Quel regard portez-vous sur votre carrière jusqu'à présent ?
Cela fait 22 ans que je ne vis que dans la saloperie. Peut-on avoir un regard positif sur la saloperie ? Je vous parle de la réduction de peine pour de grands criminels, mais aussi de la défense de gens brûlés à l'acide, de pompiers explosés à Ghislenghien, de parents d'enfants violés... Toutes ces affaires vous rendent plus dur, vous arrivez même à manger votre sandwich en regardant des photos d'autopsie. Le soir, quand vous rentrez dans votre nid, ce n'est plus votre conscience d'avocat qui parle mais votre conscience d'homme. Cela fait réfléchir. Mais je suis heureux de ma carrière, je n'ai pas à me plaindre.