Anvers, capitale européenne de la coke? Pourquoi la "guerre contre le drogue" de Bart De Wever ne fonctionne pas
En 2019, pas moins de 61 tonnes de cocaïne ont été saisies sur les quais de l’Escaut. Comment contrecarrer les plans des trafiquants actifs en Belgique ? Des études ont démontré que la guerre contre la drogue, telle que menée par le bourgmestre Bart De Wever, ne fonctionne pas.
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Publié le 13-01-2020 à 07h02 - Mis à jour le 14-01-2020 à 09h16
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En 2019, pas moins de 61 tonnes de cocaïne ont été saisies sur les quais de l’Escaut. Comment contrecarrer les plans des trafiquants actifs en Belgique ? Des études ont démontré que la guerre contre la drogue, telle que menée par le bourgmestre Bart De Wever, ne fonctionne pas. Analyse.
Depuis des années, le port d’Anvers nous a habitués à une croissance continue affichant des chiffres vertigineux : 238 millions de tonnes de marchandises transbordées pour la seule année 2019. Mais le succès commercial anversois s’accompagne d’une part d’ombre. Rive droite comme rive gauche, la poudre blanche y prospère, discrètement mais sûrement. Elle engendre la violence entre les gangs et pousse à la corruption. En déplaçant un conteneur rempli de coke, un manutentionnaire peut gagner entre 25 000 et 75 000 euros en moins d’un quart d’heure. En 2019, pas moins de 61 tonnes de cocaïne ont été saisies sur les quais de l’Escaut, le plus souvent dissimulées dans des conteneurs. Nouveau record. C’est six fois autant qu’il y a six ans. Le parquet d’Anvers a ordonné de faire brûler le butin, souligne le service des douanes d’Anvers.
La dernière saisie, réalisée dans les derniers jours de l’année écoulée, est venue gonfler ces chiffres pour le moins renversants. Dans un conteneur en provenance d’Équateur, pas moins de 450 kilos de cocaïne ont été découverts. La technique du rip-off (le produit dissimulé dans des sacs au fond d’un conteneur) est très utilisée. Un vrai pactole. Des centaines de petits sachets en plastique minutieusement dissimulés sous d’épaisses peaux de vache censées tromper l’odorat des chiens renifleurs des douaniers.
Le kilo de coke - dont le prix est stable depuis longtemps - se négocie entre 35 000 et 38 000 euros. Dans la Métropole et dans certaines villes hollandaises, il s’achète entre 50 et 60 euros le gramme, selon une étude faite par l’université d’Amsterdam. Avec de la chance, le consommateur peut tomber sur une " action de promotion " : à l’achat de 4 grammes au prix "de la rue", le cinquième est gratuit…
Pour la seule ville d’Anvers, les saisies de 2019 représentent une valeur marchande dépassant les 3 milliards d’euros. Peut-être davantage. Les gains dépendent de la pureté du produit. Selon les experts, un gramme de cocaïne ne contiendrait souvent que 59 % de produit pur. En réalité, la valeur de revente du gramme de "coke coupé" peut avoisiner les 100 euros. Autant dire que les marges des revendeurs sont hallucinantes.
Monstre polycéphale
Les spécialistes estiment que la production mondiale de cocaïne - estimée à 3 000 tonnes - a augmenté d’un tiers en trois ans. La mafia de la drogue déploie des trésors d’ingéniosité pour cacher ses produits illicites jusqu’à son acheminement auprès du consommateur. Destinée aux organisations criminelles néerlandaises, italiennes, albanaises, belgo-marocaines, turques, la cocaïne de Colombie, du Brésil, d’Équateur, du Suriname, du Chili, du Pérou, du Costa Rica ou du Panama transite bien souvent par le port d’Anvers qui bénéficie d’une situation géographique privilégiée. Mais pas seulement. Ces dernières années, des saisies importantes ont été réalisées dans les ports de Zeebruges et de Gand.
Des moyens dérisoires
Mais comment mener cette "guerre de la coke" ? Comment contrecarrer les plans des trafiquants alors que l’on sait que la mafia de la drogue dispose de moyens à faire pâlir plus d’un milliardaire et qu’elle est capable de tout, même d’éliminer en 2019 un avocat, l’infortuné Derk Wiersum, dans un État de droit tel que les Pays-Bas ? Et que les moyens déployés par les autorités publiques face aux trafiquants paraissent parfois bien dérisoires ? Même si on a procédé à des saisies record l’an dernier, 10 % seulement de la coke en provenance d’Amérique latine est interceptée. À peine 2 % des conteneurs dans le port d’Anvers sont contrôlés.
La métropole serait-elle devenue la porte d’entrée de la coke en Europe ? Charlotte Colman aurait tendance à le penser. Et elle sait de quoi elle parle. Criminologue et professeure à l’Université de Gand, elle a été chargée par le collège échevinal anversois de la mise en œuvre du Stroomplan, un plan qui a pour but une meilleure coordination entre les services de lutte contre la drogue (parquet, douane, police locale et fédérale) dans la ville de l’Escaut. "Le port d’Anvers possède un grand atout : sa situation géographique au cœur de l’Europe, expose-t-elle. Une grande partie de la cocaïne consommée transite par notre premier port de mer qui est devenu une des portes d’accès de la cocaïne sur le Vieux Continent." Mais il n’y a pas que l’importation. "La Belgique est aussi un des principaux pays producteurs de drogues synthétiques comme les amphétamines et l’ecstasy. Ces produits étaient populaires dans les années septante aux Pays-Bas. Ils le sont devenus dans notre pays," note encore Charlotte Colman.
La collaboration nécessaire
Et de poursuivre : "Les groupes criminels marocains, albanais ou autres, présents en Hollande et en Belgique, jouent de longue date un rôle dans l’importation de grandes quantités de résine de cannabis en provenance de divers pays. Les ports de Rotterdam et d’Anvers sont des points d’importation et de distribution majeurs pour l’ensemble du marché européen." Avec de nécessaires complicités de haut niveau au départ de la marchandise comme à l’arrivée. " Dans notre pays, le marché du cannabis évolue constamment et les dealers aussi s’adaptent à la demande du marché. Les dealers néerlandais (‘wietkoeriers’) proposent du cannabis à la clientèle belge. Chaque jour, quelques kilos se négocient via Internet ou par SMS couvrant ainsi tout le territoire belge." Comment faire pour sortir de cette impasse, pour contrecarrer l’activité des gangs actifs en Belgique et aux Pays-Bas ? "Nos deux pays doivent travailler ensemble et il faut poursuivre les efforts dans ce domaine ", explique la criminologue. Les trafiquants ne connaissent pas de frontières, évidemment.
Les Pays-Bas semblent en tout cas avoir compris l’urgence à agir. Et mettent le paquet. "Après l’assassinat de Maître Wiersum, Ferdinand Grapperhaus, le ministre néerlandais de la Justice, également en charge de la Sécurité (chrétien-démocrate), a décidé de débloquer un montant de cent millions d’euros supplémentaires afin de prendre les mesures qui s’imposent."
De son côté, le bourgmestre Bart De Wever (N-VA) s’inquiète de l’influence des trafiquants de cocaïne dans le port d’Anvers sur le monde politique. Il a laissé entendre que la mafia de la cocaïne a les moyens d’acheter des élus locaux. Ce qui avait créé des tensions dans sa propre majorité. L’échevine socialiste Jinnih Beels avait estimé ses déclarations inadmissibles. Pour la mandataire SP.A, les déclarations du premier magistrat de la métropole donnent à penser que des politiciens sont associés, au moins indirectement, à la criminalité de la drogue, et cela sans qu’il donne le moindre nom ou qu’il ne dénonce les faits à la justice, tout en ajoutant que son propre parti, la N-VA, est immunisé.
Intimidation, violence, insécurité
Quoi qu’il en soit, les explosions et fusillades qui ont secoué plusieurs quartiers de la ville ces derniers temps ont fait naître chez de nombreux riverains un fort sentiment d’insécurité. Les récentes attaques sont la preuve que les gangs ne craignent pas d’utiliser la violence au grand jour.
Des études ont démontré que la "guerre contre la drogue", telle que celle menée par Bart De Wever, ne fonctionne pas, car elle s’attaque aux symptômes plutôt qu’aux causes du problème. La montée de la violence va de pair généralement avec une hausse de la concurrence sur le marché de la drogue. Les gangs défendent leur fief. Ils sont dès lors prêts à tout. Tentatives d’intimidation, rideaux de fumée, tous les coups sont permis dans le milieu pour éliminer un concurrent…
Mais faut-il légaliser certaines drogues ? "Je pense qu’il faut d’abord bien réfléchir aux conséquences d’un changement de politique en la matière. Il existe peu d’études sur lesquelles on peut s’appuyer et leurs conclusions sont souvent ambiguës. Faut-il un marché régulé ou non ? Légaliser le commerce des stupéfiants revient à réduire la taille du marché. Ce qui accroîtra encore la concurrence sur ce marché… Et quid du prix des divers produits ? Les variétés du cannabis par exemple. De l’aide aux victimes ? Un débat public me semble une priorité avant de décider quoi que ce soit", conclut notre interlocutrice.