Coronavirus : "La crise sanitaire que nous traversons aura un impact considérable sur le fonctionnement de la justice"
Alors que la crise du coronavirus a limité les déplacements et les sorties de nombreux citoyens, certains secteurs continuent de fonctionner, malgré la crise, puisqu'ils sont considérés comme des secteurs essentiels. C'est le cas notamment du monde de la Justice qui, toutefois, tourne au ralenti. En effet, bien que la Justice soit un pilier d'une démocratie, il est impossible de continuer de laisser circuler juges, avocats et justiciables dans les salles des pas perdus des palais de justice. Les avocats doivent malgré tout continuer à travailler, dans un système qui tourne donc au ralenti. Mais certaines mesures prises en cette période de crise pourraient avoir un impact significatif sur le fonctionnement de la Justice, et notamment sur les droits des justiciables. Rencontre avec Alexis Deswaef et Xavier Carrette, avocats au barreau de Bruxelles.
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Publié le 01-04-2020 à 15h52 - Mis à jour le 17-08-2020 à 20h16
Si le coronavirus a obligé nombreux travailleurs à opter pour le télétravail, certaines personnes doivent continuer à exercer. C'est le cas des avocats, dont la fonction est jugée d'utilité publique et donc nécessaire au bon fonctionnement de notre pays.
Mais comment s'organisent les rendez-vous avec les clients qui, eux, sont confinés chez eux ou incarcérés ? Un avocat est-il payé alors que la crise sanitaire engendre également des soucis économiques majeurs? "Économiquement, c'est compliqué mais la solidarité est au cœur de notre profession"
Il est presque 17 heures et à cette heure-ci, la file est souvent très longue devant le cabinet d'avocat où officie Xavier Carrette, à deux pas de la prison de St Gilles. Pourtant, les clients se font rares aujourd'hui, même si certains osent braver les interdits et sonnent longuement pour espérer un rendez-vous "au moins deux minutes", chuchote une cliente. La jeune femme est venue prendre des nouvelles d'un proche, actuellement détenu et dont le sort est incertain face à la crise du coronavirus.
A l'intérieur, le téléphone ne cesse de sonner. C'est l'outil de communication le plus utilisé par les avocats en ce moment. Et les échanges sont nombreux, plus d'une dizaine d'appels en moins d'une heure, avec les clients, la prison et le greffe de l'un ou l'autre tribunal. Avec les familles des détenus, c'est plutôt l'application WhatsApp qui est utilisée pour envoyer des messages vocaux, poser des questions ou, simplement, pour transmettre un mot de remerciement à l'avocat qui reste disponible malgré les circonstances.
"Il y a deux manières de travailler : au tribunal et au bureau. À l’heure actuelle, cela se fait essentiellement au cabinet, par mail ou par téléphone. On reçoit très rarement des clients, sauf à titre exceptionnel et dans des conditions sanitaires à respecter", explique Xavier Carrette.
Comment facturer un tel travail ? " Ce n'est tout simplement pas possible. Les temps sont durs pour les justiciables qui ont du mal à joindre les deux bouts, on ne va pas, en plus, leur demander de payer des prestations qu'on ne peut pas, dans la situation actuelle, facturer. Pourtant, nous travaillons pour eux, nous écoutons leurs problèmes et essayons d'avancer dans les dossiers les plus urgents qui, eux, continuent d'être traités", poursuit le pénaliste.
Il rappelle d'ailleurs que ce choix a, évidemment, un coût considérable pour les avocats, qui restent des travailleurs indépendants. "On imagine souvent les avocats au volant d'un gros bolide et gagnant de l'or en barre. Non, ce n'est pas le cas. Économiquement, c'est aussi compliqué pour nous, mais la solidarité est au cœur de notre profession, nous faisons donc de notre mieux pour aider les justiciables".
"Je ne vais plus en prison pour éviter d'y importer le coronavirus"
Au-delà des contacts avec les clients, les avocats continuent de se présenter au palais de justice puisque certaines audiences sont maintenues. "Cela concerne principalement les affaires pénales et donc celles qui concernent certains détenus. C’est assez complexe car les audiences sont très particulières, elles sont limitées et quand elles ont lieu, on essaie d’occuper les plus grandes salles pour être dans des conditions sanitaires plus optimales".
Mais ces sorties, même limitées, ne provoquent-elles pas un risque pour les avocats eux-mêmes et pour les détenus? “Oui, évidemment, raison pour laquelle nous essayons de nous présenter uniquement quand c'est nécessaire. Pour ma part, je me présente en personne aux audiences lorsqu'une affaire concerne un détenu qui a été ramené de prison pour son audience. C'est la moindre des choses que je puisse faire pour mes clients".
Une présence moins automatisée lorsqu’un avocat doit se présenter uniquement pour demander une remise, une requête qui est généralement demandée à un confrère, déjà présent au palais et qui se substitue à son confrère pour la demande. "Autrement dit, si un avocat est au même moment au Palais, il se présente à la place de son confrère absent pour simplement demander le report et éviter un déplacement inutile à un collègue".
Quid des visites en prison? Chaque avocat a pris son attitude. Xavier Carrette, lui, y renonce pour le moment. "Non pas que j’ai peur d’y attraper le coronavirus, mais j'ai surtout peur de moi-même être vecteur de la maladie. Je ne suis pas malade, je n’ai pas les symptômes, mais je viens de de l’extérieur et je pourrais donc exposer les détenus à un risque que je ne veux pas prendre”, explique l’avocat qui maintient donc un contact, avec les clients, en leur écrivant via le greffe ou par téléphone, “lorsqu'ils ont l’occasion de me téléphoner, ce qu n’est pas toujours aisé pour eux”.
“Les conditions de détention, déjà compliquées, le sont encore plus aujourd’hui”
Alexis Deswaef, également avocat au barreau de Bruxelles, choisit pour sa part de continuer les visites en prison. “Elles ne sont pas aussi fréquentes que d’habitude mais j’essaie d’y aller en prenant toutes les précautions possibles et uniquement quand c'est absolument nécessaire”, explique celui qui fut longtemps le président de la Ligue des droits humains (LDH). Une thématique qui l'anime encore et toujours dans son travail puisque, l’un des points qu’il estime problématique dans la crise actuelle, c’est le respect des droits fondamentaux des détenus.
Certains clients lui demandent d’ailleurs si leurs détentions sont encore légales, puisque les demandes de libération conditionnelles sont en quelque sorte gelées pour le moment. Une question qu'Alexis Deswaef trouve légitime dans un contexte où, dit-il, les conditions de détention sont encore plus compliquées. “Les détenus restent continuellement en cellule car les mouvements sont limités aux besoins primaires comme pour aller aux sanitaires. Les sorties ne sont plus autorisées, les visites interdites, ce qui rend donc la détention psychologiquement encore plus difficile pour ces personnes, d’autant plus que certains sont en détention préventive et donc en prison mais toujours présumés innocents”, rappelle Alexis Deswaef.
Une situation qui fait craindre à l'avocat des conséquences, sur le long terme, pour les détenus en Belgique. "Il faudra réfléchir au-delà de la crise pour tenter de trouver enfin des solutions à cette surpopulation carcérale chronique propre à la Belgique”, dit-il, rappelant que notre pays est une des nations où le taux de personnes en détention préventive est un des plus élevés d’Europe. "Si nous ne faisons rien, la crise sanitaire que nous traversons actuellement aura un impact considérable sur le fonctionnement de la justice plus tard", estime l'avocat.
Une crainte que partage également Xavier Carrette, qui a notamment peur des différentes dérogations que pourrait actuellement adopter le ministre de la Justice. “On a évoqué la mise en place de procédure écrite, ce qui est pourtant impensable dans un procès au pénal où l’oralité a toute son importance”, conclut l’avocat, avant de reprendre son téléphone pour rappeler, une à une, les personnes qui l’ont contacté. Quand on lui demande quand la journée type d’un avocat se termine dans ces cas-là, il répond sobrement “elle se termine quand nos clients n’ont plus besoin de nous, et au vu de la crise que nous vivons, nos journées sont loin d’être terminées”.