Croquis de justice : "On parle de plusieurs millions d’euros retirés en cent jours !"
Deux hommes roulent en voiture sur la chaussée de Ninove, à Molenbeek. La voiture zigzague et attire l’attention des policiers.
Publié le 14-06-2020 à 08h18 - Mis à jour le 12-09-2020 à 13h44
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Deux comparses sont soupçonnés d’appartenir à la "filière brésilienne" de la construction.
"Les prévenus sont là, ils vont bientôt arriver. Ils étaient en fait dans le deuxième convoi", annonce la greffière, alors que les avocats et le procureur du Roi sont déjà présents dans la salle. Après plusieurs longues dizaines de minutes d’attente, le bruit des pas résonne dans le couloir qui mène à la 59e chambre correctionnelle. Les deux prévenus entrent, flanqués de deux policiers chacun. Leur regard sombre tranche avec le blanc de leur tenue carcérale. Ils s’installent. L’interprète portugais siège au mitan du couloir, à égale distance de chacun des deux hommes. Ils auraient pourtant dû être au moins trois à comparaître ce jeudi. Mais l’un d’eux n’a pas donné suite à la convocation, sans doute pour une erreur d’adresse. Sera-t-il présent la prochaine fois ? "Dans le doute, on avance", arrête la juge.
27 cartes de banque
Depuis novembre 2019, Antonio et Diego* sont en prison. Sept mois de préventive suite à leur arrestation. À l’époque, les deux hommes roulent en voiture sur la chaussée de Ninove, à Molenbeek. La voiture zigzague et attire l’attention des policiers. Ces derniers arrêtent le véhicule, procèdent à un contrôle. Les deux comparses stressent, transpirent et éveillent la curiosité de la police. Les soupçons grandissent dans le chef des forces de l’ordre qui décident une fouille plus approfondie. Ce contrôle effectué un peu par hasard va conduire à la découverte de 33 140 euros en cash dans le véhicule. Diego possède deux téléphones sur lui. Dans son portefeuille, 2 000 euros en liquide. Louche pour les enquêteurs.
Les versions divergent sur ce premier contrôle. D’après la police, Antonio a, dans un premier temps, livré une fausse carte d’identité portugaise, avant que la police ne trouve la vraie, brésilienne, durant la fouille. Lui prétend avoir donné directement sa véritable identité.
Toujours est-il que la police veut désormais fouiller le domicile. Les deux lusophones acceptent de collaborer. Sur place, les enquêteurs trouvent 27 cartes de banques et de nombreux documents officiels, du moins en apparence.
Les deux comparses sont en effet poursuivis pour production de faux documents, blanchiment d’argent et association de malfaiteurs.
La faute de WhatsApp
Fausses factures, faux permis de conduire, faux actes constitutifs d’entreprises, etc. Outre les documents saisis au domicile en novembre, les enquêteurs ont retrouvé de nombreux exemplaires de fausses productions sur le téléphone d’Antonio. Celui-ci s’en défend dans un premier temps, et rejette la faute sur la messagerie WhatsApp. Il figure dans un groupe où, selon lui, de fallacieux documents circulent. Or, "l’application enregistre automatiquement les images sur la mémoire du téléphone", explique-t-il par l’intermédiaire de son traducteur.
Il reconnaîtra finalement effectuer de temps en temps des faux, mais toujours sur ordre d’un certain Yvan. Il touche pour cela de l’argent. Un simple intermédiaire, un petit rouage, veut-il minimiser, sans toutefois convaincre. "ll y a beaucoup d’éléments chez vous, très peu en revanche indiquant vers cet Yvan", pointe la magistrate. Pourquoi avoir 27 cartes de banque ? Car ce fameux Yvan lui demande d’aller chercher l’argent des clients. "Il ne vous semble pas que ce travail puisse ne pas être tout à fait honnête ?", interroge la juge, peu convaincue par des explications.
Diego est moins loquace. L’interprète traduit son silence : "Il refuse de parler".
Sociétés écrans et fraude sociale
"On est ici face à une énorme filière de blanchiment d’argent", lance le procureur du Roi. Les noms des sociétés impliquées dans les faux documents ne laissent pas de doute, à l’en croire. Il s’agit bien d’une affaire qui rentre dans la "filière brésilienne". "C’est un dossier bien connu dans le milieu de la construction." Son nom vient de la fraude aux papiers d’identité, qui jongle entre les nationalités brésilienne et portugaise. "Cette filière permet à des entreprises de sortir de l’argent et de produire du cash. Dans le cas qui nous concerne, on parle de plusieurs millions d’euros en 100 jours." La filière est également active dans la fraude sociale. Des sociétés écrans à l’existence éphémère (trois à six mois, selon le procureur) assurent le paiement de prestataires au moyen de fausses factures. L’argent sort ensuite en cash et sert à (mal) payer des ouvriers dans la construction, souvent des travailleurs sans papiers. "Cela conduit à un drame humain avec de nombreux accidents de travail. C’est à cause de ça que l’on retrouve de pauvres ouvriers le matin devant les portes des hôpitaux, jetés depuis une camionnette. On parle aussi de décès de travailleurs pauvres et non déclarés ."
50 000 euros d’amende
Le parquet requiert deux ans de prison avec sursis et 10 000 euros d’amende à l’encontre de Diego, ainsi que l’interdiction de gérer ou d’administrer des sociétés pendant dix ans. La demande est plus sévère pour Antonio, présumé occuper un rôle important dans l’organisation. Le procureur requiert cinq ans de prison avec sursis et 50 000 euros d’amende.
Treize heures approchent dans la salle, l’heure pour la juge de filer en réunion. Les deux hommes se relèvent, traversent les bancs comme deux ombres silencieuses. Les policiers les reconduiront dans leur cellule. Ils reviendront la semaine prochaine, pour la suite des audiences.
*Prénoms d’emprunt.