La justice de paix peine à sanctionner les propriétaires qui louent des taudis: une étude pointe l’indécence de certains bailleurs
Les locataires précaires se retrouvent captifs de ces logements insalubres.
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Publié le 07-10-2020 à 11h04
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La fenêtre de la salle de bains condamnée ; un mur de moisissures dans la chambre des enfants ; pas d’eau chaude ; un WC qui fuit ; des radiateurs glacés… Beaucoup de locataires n’osent rien dire. Ou hésitent à saisir la justice de paix. Porter plainte, c’est risquer de perdre son chez-soi. Et mieux vaut un logement insalubre que rien du tout. Peu s’y risquent, d’autant que l’issue du combat judiciaire contre l’insalubrité tourne rarement à l’avantage des locataires. C’est en tout cas ce qui ressort d’une récente étude, très fouillée, du Rassemblement bruxellois pour le droit à l’habitat (RBDH).
Pour éclairer les pratiques des juges de paix, les décisions rendues sur une année ont été scrutées dans deux cantons (Molenbeek en 2015 et Forest en 2018). Soit plus de 1 000 jugements relatifs au bail d’habitation (14 % du contentieux global devant le juge de paix).
Un locataire sur deux fait défaut
Le premier constat est éloquent : dans 93 % des affaires, c’est le propriétaire qui prend l’initiative d’attaquer son locataire. Près de 9 fois sur 10, les propriétaires saisissent la justice de paix pour qu’il ordonne au locataire d’honorer ses loyers. Une requête qui va souvent de pair avec une demande d’expulsion. À Molenbeek, en 2015, l’arriéré moyen s’élevait à 3 199 euros (soit 4 à 5 mois du loyer moyen de 700 euros à l’époque), chiffre l’étude du RBDH. À Forest, trois ans plus tard, cet arriéré grimpe à 3 476 euros (4 mois et demi d’un loyer moyen de 751 euros en 2018 dans la commune).
Deuxième constat problématique : la moitié des locataires défaillants ne se présentent pas devant le juge quand ils sont assignés. Avec des conséquences catastrophiques. Parce que la règle est très simple : le juge donne droit aux vœux au requérant si l’autre partie n’est pas là. Pourquoi les locataires sont-ils absents aux audiences alors que les enjeux sont énormes ? Les raisons sont multiples et complexes. Les locataires les plus précaires craignent la justice ou pensent que tout est joué d’avance. Beaucoup de courriers n’arrivent pas à leurs destinataires, indique aussi l’étude : boîtes aux lettres communes ; pli judiciaire déposé dans le hall ou… subtilisé par le propriétaire qui se trouve constamment dans l’immeuble.
Au portillon judiciaire
Les propriétaires soucieux de récupérer les loyers impayés se pressent donc au portillon judiciaire, même dans les dossiers où le logement laisse à désirer. Le RBDH pointe l’indécence de certains bailleurs dans le segment "bon marché" - où la demande dépasse largement l’offre -, qui semble n’avoir aucune limite : espaces trop petits, infiltrations, écoulements d’eaux usées sur le plancher, présence de rongeurs, cafards ou autres nuisibles… L’analyse des dossiers montre que près d’un quart des logements avaient fait l’objet d’une fermeture immédiate par le bourgmestre ou la direction de l’Inspection du logement avant ou en cours de procédure judiciaire. Cela donne une idée de l’état de délabrement de certains logements alors même que, le cas échéant, ce ne sont pas des locataires mais des bailleurs sans scrupules qui les assignent. Pas de gêne à réclamer son dû en justice alors qu’ils manquent eux-mêmes à leurs obligations. Les griefs sur l’insalubrité s’invitent comme corollaire. Dans les jugements consultés par le Rassemblement bruxellois pour le droit à l’habitat, seuls 44 % des locataires étaient à l’initiative alors que dans l’écrasante majorité des cas, le trouble de jouissance a été confirmé par le magistrat.
"Il doit partir mais pour aller où ?"
Les bailleurs qui proposent des logements inadaptés, voire des taudis, sont rarement sanctionnés ; cela fait pourtant aussi partie des missions du juge de paix, soulève le RBDH.
Si le locataire ne se plaint pas, c’est parce qu’il a toujours plus à perdre que le bailleur dans l’aventure. Près de 80 % des plaintes soutenues par des locataires pour trouble de jouissance ont été entendues par le juge, montre l’enquête. Mais une affaire sur deux se termine quand même mal pour le locataire. La balance entre arriéré de loyer et réduction pour trouble de jouissance lui est rarement favorable. Et même en cas de victoire, le locataire perd 8 fois sur 10 son logement. "Il doit partir, mais pour aller où ?" C’est aussi cela la réalité d’une action en justice de paix, dénonce le RBDH.
C’est aussi très difficile pour les locataires d’établir l’insalubrité : il faut des preuves écrites, des rapports techniques - les juges se déplacent rarement. Les plus précaires et les moins nantis, impuissants et découragés, se retrouvent captifs de ces logements indécents.
Lorsque le logement est insalubre, la justice devrait aussi faire partie des options (à côté des accords amiables, des médiations…) pour rétablir le locataire dans son droit et l’indemniser, plaide le RBDH. Ce n’est pas le cas aujourd’hui ; cette situation doit être corrigée et mise prioritairement à l’agenda des acteurs du monde judiciaire, appuie l’association. Le RBDH renvoie aussi la balle aux politiques, qui doivent rééquilibrer le marché locatif privé en exerçant un véritable contrôle pour prévenir les risques liés à la mise en location de taudis.
Étude complète à consulter sur http://www.rbdh-bbrow.be/IMG/pdf/rbdh_etude_justice_de_paix_fr_2020.pdf