Magistrats et policiers jugent les dossiers de violences sexuelles très difficiles à gérer : "Il va falloir faire du préventif, notamment au niveau des jeunes"
Magistrate et policier attestent de la difficulté à appréhender ces affaires.
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- Publié le 08-11-2021 à 06h34
- Mis à jour le 19-11-2021 à 07h31
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C’est une véritable vague : on vient d’assister à une déferlante de dénonciations, par des jeunes femmes, d’agressions sexuelles dans un contexte festif à Bruxelles. À la suite, parfois, de trous noirs, qui pourraient être consécutifs à l’ingestion, par la victime et à son insu, de GHB, la "drogue du viol". Et, avec, souvent, des rancœurs envers la justice ou la police, pour ne pas voir prise en compte la parole des victimes.
Cette problématique est complexe. Le premier inspecteur principal Jean-Luc Drion, qui est chef de la section mœurs et traite des êtres humains à la brigade judiciaire de la police de Liège, et Anne Wallemacq, substitut du procureur du Roi de Liège, en charge des dossiers mœurs sur majeurs, en attestent. Ils sont référents, police et parquet, du CPVS (Centre de prise en charge des violences sexuelles) de Liège. Il en existe trois actuellement : Liège, Bruxelles et Gand.
Des victimes, qui "font état d'un black-out au cours de la soirée, nous en avons pas mal", explique Mme Wallemacq. Elle ne peut faire état de chiffres. D'autant que ces dossiers se retrouvent souvent dans la masse des dossiers de mœurs normaux, sans qu'il y ait de poursuites pour administration de substances mais plutôt des poursuites d'abus sexuel avec circonstance aggravante d'abus sur personne vulnérable.
On retrouve de tels cas, poursuit la magistrate, aussi bien dans la sphère privée que lors d'une sortie en ville. "Ce sont des cas que l'on rencontre relativement souvent", souligne M. Drion, sans pouvoir non plus donner de chiffres.
Des heures avant la prise de conscience
Au niveau judiciaire, la difficulté de ces dossiers est que, bien souvent, avant que la victime se dise qu'elle a été violée, il s'écoule des heures. "Elle va se réveiller et se dire 'je ne me souviens pas de tout', ou voir qu'un sous-vêtement n'est plus là ou déchiré, ou ressentir une douleur au niveau génital et se dire : 'N'aurais-je pas été violée ?' C'est le cas classique. Le problème, en termes d'enquête, sera de prouver cette absorption de drogue, comme le GHB", note Mme Wallemacq
M. Drion atteste de cette difficulté avec le GHB, détectable 8 heures dans le sang et 12 heures dans les urines. "Le temps que la victime se réveille, prenne conscience, en parle à un tiers et se laisse éventuellement convaincre de faire le pas et de s'adresser à la police ou aux hôpitaux, les heures ont passé et les prélèvements ne donnent rien. Nous n'avons quasiment pas de dossiers où l'usage de GHB a été prouvé", conclut M. Drion.
Le GHB n’est cependant pas la seule drogue qui peut-être utilisée. Il y a le GBL, moins cher. M. Drion a aussi traité le cas d’un étudiant vétérinaire qui avait fait plusieurs victimes, droguées lors de fêtes avec un anesthésiant pour chevaux.
Un cas de GHB est actuellement pendant devant le tribunal correctionnel de Liège. Il implique un ancien expert mœurs qui a travaillé pour la justice liégeoise. On lui reproche 18 viols ou attentats à la pudeur. Le jugement sera prononcé en décembre.
Pour M. Drion, il ne faut pas se focaliser sur un produit spécifique comme le GHB, d’autant que sa prise n’est pas toujours forcée. Il peut aussi être utilisé de manière récréative par une personne qui deviendra victime. M. Drion insiste. Le CPVS donne d’excellents résultats, notamment car il permet à une victime de se faire examiner sans obligation de déposer plainte. La situation est ainsi figée.
L’enjeu du consentement
L'alcool peut suffire pour provoquer un état de conscience altéré. Et cela peut aussi aboutir à des poursuites et des condamnations. "J'ai eu récemment un cas où la victime n'était pas en état de consentir vu son état d'alcoolémie volontaire. Le suspect ne pouvait pas être inquiété pour avoir mis la victime dans cet état. Mais on lui a reproché le fait qu'il ne pouvait ignorer que, vu l'état de la victime, celle-ci n'avait pas sa faculté de discernement lui permettant de consentir ou non à une relation sexuelle. On lui a reproché, entre guillemets, d'avoir profité de cet état alors qu'il savait que la victime n'était pas capable de donner son feu vert. Dans pareille situation, l'auteur ne peut se prévaloir de ce même état d'ivresse."
De tels cas, indique Mme Wallemacq, sont assez fréquents. "Ce sont des dossiers compliqués, pour lesquels bien souvent les suspects ne se rendent pas compte. Ils peuvent dire 'on était dans le même état'. Mais, si le suspect était suffisamment conscient pour se rendre compte de ce qu'il faisait, il devait se rendre compte que la victime n'était pas en mesure de consentir."
"Les enquêteurs nous apprennent d'ailleurs que lorsque ces suspects sont convoqués pour être entendus pour viol ou attentat à la pudeur, de nombreux suspects tombent des nues au libellé de ce qui leur est reproché. Quant à savoir si c'est une stratégie de défense, c'est toute la complexité de ces dossiers", explique Mme Wallemacq.
La question du consentement continu va devenir centrale dans la législation, qui est en voie d'être modifiée. "Il va falloir faire du préventif, notamment au niveau des jeunes", souligne Mme Wallemacq.
Des prédateurs rôdent dans les rues
Il peut y avoir, comme dénoncé à Bruxelles, des prédateurs. "Dans les cinq dernières années, nous en avons eu trois à Liège. Ils visaient une personne en état d'ébriété à la sortie d'un établissement. Les auteurs n'étaient pas étudiants mais plutôt des personnes du monde de la nuit, qui sortent beaucoup", note M. Drion.
Là aussi, ce n'est pas toujours facile pour la police. "On s'est ainsi retrouvés avec un homme qui avait déjà été pris par la police, contre qui on avait déposé plainte mais dont le dossier avait été classé dans la mesure où l'on n'avait pu établir les faits. On l'a fait tomber car, si j'ose dire, il a moins bien choisi sa victime. Elle était plus maîtresse d'elle qu'il ne l'aurait cru."
Et de souligner qu’un dossier classé sans suite n’est pas clôturé : on peut l’exhumer, le rouvrir.
M. Drion insiste aussi sur la prévention : il ne faut pas laisser seule une jeune femme qui, vu son état, pourrait devenir une proie. Le policier, qui a 20 ans de métier dans cette matière, est conscient de l’actuelle focalisation sur cette problématique.
"C'est positif. Il y a une pression constante sur ce phénomène alors qu'a contrario, on n'a jamais si bien avancé qu'actuellement. Sur les cinq dernières années, j'ai vu des changements que je n'avais pas vus en 20 ans", surtout grâce au CPVS et à la collaboration avec le monde médical.