"Quand on ressemble à Adil, on court tous le risque de mourir comme lui"
Deux ans après la mort d’Adil lors d’une course-poursuite avec la police, la relation jeunes-policiers s’est apaisée à Bruxelles. Reportage.
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- Publié le 09-04-2022 à 11h19
- Mis à jour le 12-04-2022 à 18h21
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Il est presque minuit, les températures proches de zéro font oublier qu'on est en avril, mais pour Mourad, Souli et ses amis, cela n'empêche pas de "se poser au calme".
Rassemblés au coin d’une rue à deux pas du Petit Château, à Bruxelles, les jeunes discutent du contrôle de police survenu quelques instants plus tôt.
"C'était rien du tout. Ils jouent leur rôle, et nous, le nôtre. La routine quoi. Mais je ne comprendrai jamais pourquoi ils ont besoin de systématiquement nous contrôler, alors que dans le même quartier, un peu plus bas, il y a d'autres jeunes à qui on ne dira jamais rien. Pas même s'ils se mettent à gueuler comme des cons parce qu'ils sont bourrés", s'indigne Mourad.
Quand on l'interroge sur les raisons du contrôle de police, la bande de copains dit ne pas savoir. "C'est la question qu'on se pose tous depuis des années dans le quartier. C'est peut-être une obligation de contrôler ou un truc du genre. Bon, il n'y a pas que des anges qui vivent ici, mais tous ceux qui se posent dans un coin pour causer ne sont pas forcément des bandits non plus. Mais bon, c'est comme ça, c'est presque devenu normal."
Et de conclure : "Tant que ça reste calme, leurs contrôles, on s'en branle. Moi, j'suis plus un gamin, j'ai 25 ans et j'ai pas envie de ramener des problèmes à ma mère. Avant, j'aimais bien emmerder les flics en sifflant quand je voyais une patrouille. Mais j'ai jamais eu de problème pour autant, c'était un petit jeu à la con. Par contre, j'ai peur pour mon petit frère, je ne veux pas qu'il finisse entre quatre planches parce qu'il a mal répondu à un flic. Parce que la police, en ce moment, elle est pas bien méchante, hein. Mais pendant le confinement c'était chaud."
De Chicago à Molem’
La perspective de "se retrouver entre quatre planches" à la suite d’une altercation avec la police, c’est une peur qui semble bien présente auprès de ces jeunes.
Quand on aborde la mort du jeune Adil, 19 ans, survenue il y a pile deux ans, le 10 avril 2020, à Anderlecht, à la suite d'une course-poursuite avec la police, la bande de copains nous regarde curieusement. "Des Adil, il y en a plein. Là-bas à Anderlecht, ici au quartier Chicago, à Molem'(Molenbeek, NdlR), à Schaerbeek. Quand on ressemble à Adil, peu importe d'où on vient, on court tous le risque de mourir comme lui."
Aux abords de la rue Wayez, à Anderlecht, la mort d'Adil a laissé encore plus de traces. Moha, qui vit non loin des proches d'Adil, estime que la mobilisation qui a suivi la mort du jeune garçon a permis de mettre un "bon coup de projecteur sur la relation pourrie entre les jeunes et la police".
"On a tous peur"
Mais Moha l’avoue : si l’histoire d’Adil donne plus de visibilité à la problématique, cela ne change rien au fait que les jeunes du quartier ne se sentent jamais en sécurité lorsqu’ils voient des policiers.
"Je crois que la situation est plus calme, parce que personne n'a envie que ça dégénère. Bien sûr, il y a encore de la colère. Adil n'avait que 19 ans, forcément que ça énerve. C'était pas un gros dur qui venait de braquer une banque pour mourir dans une course-poursuite. Non, ça n'aurait jamais dû se terminer par un tel drame. Donc on a tous peur de sortir un soir et de ne jamais revenir. On se dit que, dans certains quartiers de Bruxelles, ça n'aurait jamais pris une telle tournure. Ici, on a tous peur d'être le nouvel Adil."
Le combat des "madrés" à Saint-Gilles
Latifa Elmcabeni et Julia Galaski disent comprendre ces jeunes. "C'est dur d'entendre autant de désespoir et de fatalité de la part de personnes si jeunes. C'est justement pour leur redonner de l'espoir que nous menons notre combat."
En 2018, elles ont fondé le Collectif des Madrés, à Saint-Gilles. Objectif : redonner de l’espoir et de la confiance aux jeunes, libérer la parole, se faire entendre et faire reconnaître leurs droits.
"J'étais seule au départ, raconte Latifa. Tout est parti d'une expérience personnelle, avec mon fils, mineur à l'époque. Il avait été giflé par une policière, membre d'une brigade particulière ici, à Saint-Gilles, la brigade Uneus. Il était mal, mais refusait toute démarche parce qu'il avait peur des représailles. Il m'a même dit : 'Une gifle, c'est rien, maman. Certains ont pris des coups au point de perdre une dent.' Pour moi, il n'y avait rien d'acceptable, rien de tolérable. Une telle violence auprès des jeunes ne pouvait que susciter un choc psychologique grave, une méfiance vis-à-vis de la police, un sentiment d'injustice et, dans certains cas, faire plonger des enfants dans une carrière délinquante. Je ne voulais pas laisser passer ça. Ni pour mon fils ni pour les enfants des autres qui n'osent rien dire."
Au départ, son combat ne porte pas ses fruits. La peur des conséquences ne permet pas aux jeunes de s’exprimer. Alors, elle cible d’autres publics. Pour sensibiliser, communiquer, pour faire comprendre que les relations entre les jeunes et la police sont complexes dans certains quartiers de Bruxelles.
Le collectif né à Saint-Gilles veut se développer dans les 19 communes de la région. Elle souhaite que la parole se libère pour tous les jeunes et leurs "madrés", puisque ce sont les parents qui, souvent, sont les premiers confidents.
"La force de la mobilisation citoyenne"
"La mort d'Adil a eu l'effet d'une onde de choc chez nous. Nous ne voulions pas d'un tel scénario. Notre objectif, c'était d'interpeller les autorités communales et en particulier le bourgmestre pour qu'il prenne connaissance de ce qui ne va pas, qu'il admette que la brigade Uneus, propre à Saint-Gilles et qu'on présentait comme un modèle à développer, n'est rien d'autre qu'une police de proximité qui fait plus de tort que de bien. Tant aux jeunes qu'aux policiers qui font correctement leur boulot et qui n'ont pas besoin d'être discrédités par Uneus. Nous voulions un audit indépendant. Mais notre mobilisation citoyenne a porté ses fruits en permettant encore un meilleur résultat : Uneus a été démantelée. À présent, la vie n'est pas rose pour autant, mais à Saint-Gilles policiers et jeunes ne sont plus dans un conflit permanent", se félicite Latifa.
Et Julia de conclure : "Il y a eu Adil à Anderlecht, mais la liste de jeunes morts entre les mains de la police est longue. Certains médias en parlent comme de faits divers, alors qu'il s'agit d'une violence raciste qui est structurelle. C'est une responsabilité sociétale qui nous concerne tous, ce sont des histoires humaines, des drames qui ébranlent des familles, des quartiers. La singularité de l'affaire Adil, c'est la force de la mobilisation citoyenne, le rassemblement qui a été organisé dans la foulée pour réclamer justice, malgré la peur des représailles."
"C'est peut-être la leçon à retenir : la parole doit se libérer pour mettre fin à l'impunité. C'est ce que nous essayons de faire avec le Collectif des Madrés. C'est ce que nous souhaitons pour tous les jeunes de Bruxelles. Et d'ailleurs."