Attentats de Bruxelles: ”Vous êtes un miraculé, monsieur Lebrun”
Igor Lebrun, fonctionnaire, était dans la rame de métro qui a explosé le 16 mars 2016. Il raconte.
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Publié le 05-12-2022 à 09h51
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Le matin du 22 mars, avant de prendre le métro pour aller au travail, saviez-vous qu’il y avait eu un attentat à l’aéroport ?
Oui. J’avais entendu à la radio qu’il y avait eu deux explosions à l’aéroport de Bruxelles-National. Comme il n’y a pas de conduites de gaz à cet endroit, il était clair pour moi qu’il s’agissait d’un attentat. J’appelle mon ex-femme pour l’informer de la situation puis j’emporte la petite radio dans la salle de bains pour continuer à suivre les nouvelles en me préparant.
Et vous partez malgré tout…
Oui, et dans mon hall d’entrée, je me souviens des attentats de Paris : je suis persuadé que les terroristes vont frapper ailleurs dans Bruxelles. Du coup, je me demande quel est le moyen le moins dangereux pour me rendre au travail : métro, vélo ou bus. Comme je me dis que le quartier européen risque d’être bouclé par mesure de sécurité, j’opte finalement pour le métro en me disant que peut-être il aura été entre-temps fermé par les autorités. Pas une seconde ne me vient à l’esprit la seule bonne option pour ce début de matinée : rester chez soi !
Vous prenez donc le métro à Hankar
Oui. Tout a l’air parfaitement normal et tranquille, le métro circule. Et je me dis : “Allez, Igor, tu t’es fait un film !” Je décide quand même qu’une fois arrivé à la station Arts-Loi, je ferai le dernier tronçon à pied et non en métro, car avenue des Arts de nombreux militaires sont postés devant les ambassades depuis les attentats de Paris. Il règne une ambiance un peu bizarre, les gens sont encore plus qu’à l’accoutumée rivés à leur écran de téléphone.
Vous n’arriverez pas à Arts-Loi. À Maelbeek, le terroriste déclenche sa bombe
Le métro repart, puis quelques secondes plus tard un flash orange, une terrible déflagration, mon corps est soumis à une pression insupportable, la porte de métro vient de m’exploser dans le dos, je suis violemment projeté vers l’avant.
Comprenez-vous que c’est un attentat ?
J’ai lu des témoignages qui ne comprenaient pas ce que c’était. Moi, quand il y a eu ce paf, quand il y a eu ce flash, que j’ai volé, j’ai tout de suite compris. Je me suis dit : “Mais non, c’est pas vrai, cela me tombe dessus. Pourquoi ? Mais non, ces salauds ont choisi MON métro pour se faire exploser.”. On croit que l’on va mourir. Cela explose, on est encore vivant. Mais on ne sait pas pour combien de temps. C’est quelque chose d’assez terrifiant.
Dans quel état êtes-vous ?
Je ne savais pas après cette explosion dans quel état j’étais physiquement. La première chose a été de me rassurer, de vérifier que j’avais encore mes deux bras et mes deux jambes. Je me suis dit que j’avais survécu. J’étais, c’est un peu prétentieux, en mode commando. C’est une autre partie du cerveau qui prend alors le dessus. Il faut sauver sa peau ici. J’ai même pensé à dire “Où est mon sac ?”. Ce fut mon premier réflexe et puis je me suis dit : “Ton sac, tu oublies.” Ensuite : “Je vais aider les gens.” Avant de convenir que je n’étais “pas en état d’aider les gens” et de vouloir sortir “d’ici au plus vite”. C’était ma dernière énergie.
Savez-vous si vous étiez loin de l’explosion ?
En 2017, j’ai été invité à la police où l’on m’a montré les images prises par les caméras de la rame jusque peu avant l’explosion et par des caméras du quai de Maelbeek. Le terroriste est rentré par la même porte que moi, tandis que j’étais alors massé contre la porte côté voie. Il était donc à deux ou trois mètres de moi.
Et vous avez malgré tout survécu…
À partir de Schumann, on était assez tassés. Et c’est cela qui m’a peut-être sauvé. C’est triste à dire, mais les gens qui se trouvaient entre moi et la bombe m’ont peut-être sauvé. Les policiers m’ont dit qu’il y a une explosion et ensuite une implosion. J’ai été pris dans ce souffle, ce qui m’a probablement sauvé.
Après l’explosion, y avait-il d’autres personnes à côté de vous ?
À hauteur d’homme, autour de moi, il n’y avait plus personne. Cela m’a semblé bizarre. Je me suis dit : “Où sont-ils passés ?” Il y avait de la fumée. Les gens étaient sans doute au sol et en morceaux. Cela, je ne l’ai pas vu. En fait, j’étais tout seul debout comme un idiot, car la plupart des gens étaient morts. Cela paraît tellement absurde que l’on ne le croit pas. S’il n’y avait pas eu les images de caméra, je n’aurais pas cru que cela a explosé à deux ou trois mètres de moi. Je n’ai pas vu les cadavres autour de moi. Est-ce un filtre ? J’avais un éclat de verre dans l’œil. J’étais à moitié sourd. Je ne voyais que d’un œil. Honnêtement, je n’ai pas vu de gens morts autour de moi.
Comment êtes-vous sorti ?
La porte côté voie était éventrée. Le toit de la rame s’était effondré. J’ai marché sur les débris. Après, je me suis dit : “Ai-je marché sur les corps ?” Mais non. J’étais sur les débris. Je l’ai vu sur les images. Et puis j’ai sauté sur les rails. Je ne sais pas comment, mais on a l’énergie et je l’ai fait. Et puis il y avait deux jeunes femmes qui avaient fait la même chose et elles m’ont aidé. Une fois sur le quai, il y avait l’escalier qui n’était pas loin. J’avais juste une idée : c’était de sortir. Et puis je me suis effondré sur le trottoir. Il y avait des blessés. Les premiers qui nous ont aidés sont des passants. Il a fallu très longtemps avant que les secours n’arrivent. Nous avons été déplacés vers l’hôtel Thon, où l’on a classé les blessés. J’ai été évacué à l’hôpital Saint-Michel.
Êtes-vous resté longtemps à l’hôpital ?
À Saint-Michel, ils étaient très pros. J’ai passé un scanner, car ils voulaient voir si je n’avais pas de fracture à la colonne. On m’a demandé si on pouvait découper mes vêtements. J’avais un manteau de travail assez élégant. Je l’ai regardé pour la première fois. Il était méconnaissable. Cela m’a fait penser aux bandes dessinées de Bob et Bobette où l’on voit les manteaux en lambeaux. On m’a anesthésié et je suis allé en salle d’opération. On m’a extrait des morceaux de métal dans les yeux, dans les jambes. Mes poumons s’étaient rétrécis, j’avais perdu en capacité pulmonaire. J’ai dû faire de la kiné respiratoire. J’avais des côtes cassées et l’on ne l’avait pas remarqué. C’est très douloureux. J’ai dégusté pendant quelques jours. J’avais tout le visage brûlé. Ces cinq jours en soins intensifs ont été durs. Je suis resté quinze jours au total à l’hôpital. Ensuite, je suis allé deux semaines à la mer. Je n’avais pas envie d’être à Bruxelles tout de suite. Les premiers musulmans que l’on croise, cela fait un peu drôle. Et puis on se dit : “il faut se calmer”.
Mais ce sont surtout les oreilles qui ont souffert ?
Le plus compliqué, c’est ma surdité partielle. Je suis sourd dans les aigus, je suis appareillé. J’ai été en arrêt maladie pendant six mois : deux ou trois fois par semaine, j’avais des soins ambulatoires. Quand j’ai repris le travail, d’abord à temps partiel, je n’avais pas encore été opéré. J’étais vraiment sourd. Je ne comprenais pas ce qui se disait aux réunions. C’était assez dur. Et puis j’ai dû m’équiper. Il a fallu apprendre. J’ai eu plusieurs opérations. Quand il y a reconstitution des tympans, avec reconstitution des osselets, on ne peut pas sortir de chez soi et faire aucun effort. C’est assez contraignant. J’ai été opéré deux fois de chaque oreille. Tout cela a pris près de deux ans.
Si je n’avais pas la technologie, je serais lourdement handicapé. Je dirige quarante personnes et je représente la Belgique ou le Bureau du plan dans des réunions.
Avec, me disiez-vous, beaucoup de marche.
Oui. J’ai beaucoup marché. Cela m’a sauvé pendant cette période de six mois. Vélo, je ne pouvais pas, fitness non plus vu mon mal de dos. J’ai sillonné la forêt de Soignes, cela a été ma thérapie. La marche m’a beaucoup aidé : d’abord un quart d’heure, ensuite plus long pour arriver à deux ou trois heures.
Et psychologiquement ?
Cela a été. Il y a juste une chose. Je n’ai jamais retrouvé mon sommeil. Mais on ne sait pas si cela est lié. J’avais un bon sommeil. Mais je n’ai jamais fait de cauchemars. La psychiatre m’a dit : “Vous ne faites pas de victimisation.” Bien sûr, on en veut à ces gens-là. Je n’ai pas déprimé. Je ne pouvais pas. Ils auraient gagné. Il y avait une espèce de combat, de se dire : “Tu ne flanches pas, c’est cela qu’ils veulent.”
Reprenez-vous le métro ?
Oui, mais cela m’a pris un peu de temps. D’abord le prémétro, en heures creuses. Pour le boulot, j’ai d’abord pris le bus. Mais on est coincé dans les embouteillages. J’ai un peu décalé mes horaires pour prendre le métro. Et puis j’ai repris. Au début, on se dit, quand il y a du monde : “Cela va péter.” C’est idiot. Cette sensation d’être vigilant reste. Mais en même temps, on se dit que cette probabilité est infime.
Les victimes ont-elles été bien accompagnées par les autorités ?
J’avais la chance qu’il s’agissait d’un accident de travail et que je suis fonctionnaire. En fait, on a quand même été un peu abandonnés par les pouvoirs publics. Il y a cette idée de subsidiarité. Quand les assurances paient, le fonds d’aide aux victimes ne peut rien faire. Le gouvernement s’est dit : les assurances font le travail. Mais après, il faut corriger le tir. C’est vrai que face aux assurances, il n’y a pas beaucoup d’humanité.
La médecine du travail, c’est aussi difficile. Heureusement que j’avais une assurance protection juridique, mon médecin et un avocat. En Belgique, il faut faire valoir ses droits. Finalement, avec le statut de solidarité nationale, obtenu grâce aux associations, nous avons été bien indemnisés. Mais il faut se battre pour tout. Cela n’arrive pas comme cela. Les gens étaient impeccables ici au bureau. J’ai eu beaucoup de soutien d’amis.
On dit que certaines victimes ressentent parfois une culpabilité d’être toujours en vie. En ressentez-vous ?
Non. Mais, quand je vois les photos, je me dis : “Comment suis-je sorti entier de ce truc ?” Il y a de l’incrédulité. S’il n’y avait pas eu ces caméras, je n’aurais pas cru que j’étais là. Neuf fois sur dix j’aurais dû être mort. Il n’y a pas de culpabilité. Non. Non. Les seuls coupables, ce sont ces terroristes.
La policière qui vous a montré les images vous a dit : “M. Lebrun, vous êtes un miraculé.” C’est votre sentiment ?
Non. Ce matin-là, il n’y a eu aucun miracle. Le miracle, cela aurait été, pour les types fabriquant leurs bombes, qu’elle leur explose à la figure. Ce qui s’est passé est horrible. Personne n’aurait dû mourir ce jour-là. C’est tellement absurde. Pourquoi se tuer ?
Qu’attendez-vous du procès ? Et irez-vous ?
J’ai retiré mon accréditation. J’ai pu consulter le dossier. Je ne sais pas du tout quand je vais y aller. Je suis partie civile. J’ai un avocat qui me représente. Je ne tenais pas à venir témoigner : il y a assez de gens pour le faire.