”La Belgique a un problème mafieux aujourd’hui”
Les soupçons de corruption au Parlement européen et le travail mené par la justice belge dans cette affaire passionnent le président du tribunal de l’entreprise de Bruxelles, Paul Dhaeyer. Et pour cause, celui qui fut chargé de la section “Ecofin” au parquet de Bruxelles de 2004 à 2010, puis juge d’instruction à Charleroi entre 2010 et 2018, a longtemps traqué les criminels en col blanc.
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Publié le 17-12-2022 à 07h01
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Il y a un peu plus d’un an, le juge d’instruction Michel Claise disait dans La Libre que “nous sommes dans un pays corrompu”. En cause, dit-il, une justice en manque de moyens, dépassée. Partagez-vous son regard sur la question ?
On ne va pas le nier, il y a un énorme problème, mais la Belgique en tant que telle n’est pas un pays corrompu. Ce qui est évident, c’est qu’il y a des risques importants et, l’actualité le démontre, on est en train de glisser très fort vers quelque chose de plus grave, rendant effectivement la justice de plus en plus impuissante. Le problème en Belgique – et là, Michel Claise a raison –, c’est que cela fait maintenant vingt-cinq ans que la justice est défaussée, vidée de ses moyens. L’apothéose, c’était en 2014 lorsque le gouvernement de Michel Ier a décidé de couper tous les budgets fédéraux de 25 % dans le cadre de la sixième réforme de l’État. En gros, on a dit à l’État fédéral “vous devez continuer à assurer notre sécurité et notre justice, mais on ne vous paiera pas pour le faire. L’argent que vous récoltez sera utilisé ailleurs”. Le drame, aujourd’hui, c’est que les conséquences de cet appauvrissement de l’appareil judiciaire sont visibles, facilitant la présence des mafias et de la corruption. Avec un léger sentiment d’impunité qui plane.
Ce constat quant à l’appauvrissement du système judiciaire et ses conséquences, c’est un problème pointé à de nombreuses reprises par le monde judiciaire. Des choses ont été faites pour améliorer la situation, non ?
Effectivement, c’est un refrain connu, mais qui, peut-être, n’est pas assez entendu. Pourtant, il n’y a pas qu’au sein du monde judiciaire qu’on le répète. En 2015, le Greco (groupe d’États contre la corruption) a averti que la Belgique est un pays à risque de corruption et a appelé à agir. Le Gafi (groupe d’actions financières) a dit la même chose en évaluant la Belgique en matière de blanchiment d’argent. Vous me direz que le blanchiment, ce n’est pas de la corruption, sauf que les deux sont très souvent liés. Ce qui a été dénoncé, c’est que la Belgique ne met pas assez de moyens, ni structurels ni financiers, pour lutter contre ces deux phénomènes, essentiels pour mettre à mal les organisations criminelles qui sont, osons le dire, des systèmes mafieux. Car cela ne vous a pas échappé, la Belgique a un problème mafieux aujourd’hui. L’actualité au Parlement européen le démontre, les affaires de narcotrafiquants également. Alors oui, un certain nombre de mesures ont été prises, mais force est de constater que cela n’était pas suffisant. Il y a des magistrats qui sont, aujourd’hui, sous protection policière et ça, cela n’est jamais arrivé en Belgique. On a des ministres menacés et ça aussi, ce n’est pas anodin et cela dit beaucoup du climat, de la menace des réseaux criminels qui sévissent.
Ces avertissements du Greco et du Gafi ne sont pas récents. Y a-t-il un risque de voir ces organismes pointer encore plus durement la Belgique ?
La Belgique va être réévaluée par ces organismes et elle va se prendre une claque. Et il y a deux risques. Un auquel on songe souvent et un auquel on ne songe jamais. Le premier risque, c’est que les investisseurs anglo-saxons (je pense notamment aux États-Unis qui sont un allié économique fondamental) disent à certaines de leurs entreprises qui ont des activités chez nous que ce n’est plus sain d’investir en Belgique. Il y a donc un risque de désinvestissement qui pourrait coûter cher à l’économie du pays. Et c’est déjà ce qui est en train de se passer puisque certains investisseurs évitent déjà notre pays alors que d’autres s’y installent plus aisément. Et dans cette dernière catégorie, pensons à la présence de capitaux chinois, pour ne citer que cet exemple-là. Pour le dire autrement, si la Belgique devient un pays à forte probabilité de corruption et de blanchiment, cela fera fuir des capitaux sains. Avec des conséquences plus larges.
Des conséquences qui toucheraient qui ?
Tout le monde ! Car l’autre risque, c’est que la dette publique belge devienne insoutenable. Imaginez que demain les agences de notation – qui se basent sur ces rapports du Greco ou du Gafi – rétrogradent la note de la Belgique. Vous imaginez la catastrophe pour notre système économique ? Ce qu’il faut véritablement comprendre, c’est que lutter contre la corruption et contre le blanchiment devrait être une priorité, une grande cause nationale parce que les conséquences de ces phénomènes criminels concernent chacun des habitants de ce pays dans leur vie quotidienne, c’est une question de stabilité économique de la Belgique. Il y va de la sûreté même des finances de l’État belge. Laisser faire, c’est prendre le risque de faire de la Belgique un pays non pas noir, mais gris foncé, très foncé…
”Nous pourrions prendre exemple sur la France qui a eu la bonne idée de créer un parquet national financier.”
Vous énumérez les problèmes, les risques et leurs conséquences. Mais vous avez des pistes pour un mieux ?
Les problèmes ne sont pas que dans les moyens, il faut faire de cette lutte une priorité. Pour cela, nous pourrions prendre exemple sur la France qui a eu la bonne idée de créer un parquet national financier, le PNF, chargé de traquer la délinquance économique, et qui fonctionne extrêmement bien. Si bien que certaines personnalités politiques françaises comme Nicolas Sarkozy s’en plaignaient…
Vous souhaitez qu’un parquet spécial soit créé alors qu’on n’arrive pas à financer ce qui existe déjà…
On a bien créé un parquet national pour la sécurité routière, pourquoi ne serions-nous pas capables de créer un parquet national financier ? En Belgique, ce rôle est actuellement joué par le parquet fédéral, mais en France, il y a un parquet national antiterroriste, le PNAT, et il y a le PNF, qui sont donc deux structures distinctes avec leurs propres moyens et leurs missions prioritaires. Je ne critique absolument pas le parquet fédéral en Belgique et il faut d’ailleurs le féliciter pour ce qui a été fait au Parlement européen. Mais faire comme en France, c’est envoyer un signal pour dire que lutter contre ces phénomènes criminels est une priorité, c’est dire aux criminels en col blanc que les gros dossiers de corruption ne resteront pas impunis. Parallèlement à cela, il faut créer, au niveau de la police, une structure policière capable d’absorber tous ces dossiers. Aujourd’hui, il y a l’office central de la répression de la corruption, l’OCRC, et c’est très bien, mais il faut étoffer ce service, car il y a un manque cruel d’enquêteurs en la matière. Une autre solution serait de créer un auditorat financier et économique, soit au sein d’un parquet national financier, soit au sein des différents arrondissements judiciaires. Il faut en tout cas qu’à un moment donné, on puisse avoir une institution du ministère public qui s’occupe de ce genre de choses, dont la tâche serait la lutte contre la corruption, la lutte contre le blanchiment, la récupération des avoirs. Bref, une structure dont la tâche serait la lutte contre les phénomènes mafieux.
Vous n’avez pas l’impression qu’on est un peu dépassés, que l’argent sale est si présent qu’on ne sait plus véritablement lutter contre ces phénomènes criminels ?
Non, je crois qu’on peut retirer cet argent. Il y a par contre un manque de confiance d’une partie de la classe politique envers le monde de la justice, et je le regrette. C’est un peu comme si la justice menaçait la souveraineté de la classe politique, pourtant ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Les magistrats appliquent la loi, et il faudra bien qu’on accepte que la loi vaut pour tous. En Italie, la classe politique a eu le courage de faire une purge interne. Malheureusement, des magistrats ont toutefois été tués. Ici, en Belgique, on n’en est pas encore là, mais certains juges vivent sous surveillance depuis des années, avec des risques réels d’être tués. Et j’ai peur qu’un jour cela nous arrive ici aussi. On est à deux doigts, ça m’inquiète.
Est-ce que la classe politique est consciente du problème ?
Le souci, c’est qu’on a souvent tendance, en Belgique, à réagir après. C’est lorsqu’un drame arrive qu’on cherche à réagir alors que les magistrats sont parfaitement capables de prévoir, d’anticiper pour éviter une catastrophe. Sauf qu’on a un problème de confiance. Ce que je répète, c’est qu’il faut laisser le pouvoir judiciaire faire son boulot, et nous donner les moyens de le faire.
Avec la crise actuelle, trouver des moyens risque d’être compliqué…
Au début de l’année judiciaire, le procureur général de Bruxelles, Johan Delmulle, a proposé de créer un fonds financé par les transactions pénales pour financer la justice. Je suis entièrement d’accord et, pour ma part, je pense qu’on peut même y ajouter une partie des amendes pénales et une partie des confiscations. Nous aurions de quoi correctement outiller financièrement la justice et la police. Actuellement, la justice doit négocier pour avoir des moyens, mais si on met en place ce fonds, la justice deviendrait complètement autonome. Mais ça, c’est quelque chose qui fait peur. Pourquoi ? Parce qu’il y a ce manque de confiance vis-à-vis de la justice. Et c’est regrettable. Plus encore dans le contexte actuel, avec les phénomènes mafieux et la corruption qui guettent.
Vous n’avez pas peur qu’il soit trop tard ?
Il n’est pas encore trop tard, mais si on continue comme ça, si on continue et on laisse faire la corruption et les pratiques mafieuses sans réagir de manière forte, on va vers une impunité de fait. Si on continue, la fiabilité juridique et financière de la Belgique va prendre un coup, avec toutes les conséquences sur la vie du citoyen lambda. En matière d’investissement et donc en matière d’emploi, et donc en matière de financement de la sécurité sociale, et donc de qualité des soins. Ce que je veux faire comprendre, c’est que ce mal qui gangrène notre pays, il nous concerne tous.