"Oui à une gestion autonome de la justice. Mais là, on veut transformer les juges en gestionnaires d’entreprise, sans les moyens d’une entreprise"
Sophie Sterck, magistrate et présidente du Tribunal de première instance du Brabant wallon, dépeint la réalité de terrain et explique pourquoi, selon elle, la réforme de la justice, qui fait débat en ce moment, n’est pas opportune.
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- Publié le 03-06-2023 à 07h06
- Mis à jour le 03-06-2023 à 12h46
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Comme le révélait La Libre en début de semaine, un débat plus qu’animé agite la magistrature du pays. Il concerne la mise en place d’un plan de gestion autonome des cours et tribunaux. En clair, il s’agit d’une réforme qui devrait, en principe, garantir un meilleur fonctionnement du monde judiciaire. Notamment en mesurant la charge de travail des juridictions pour permettre, ensuite, de répartir les moyens humains et financiers en fonction des besoins. Mais nombreux sont ceux au sein de la magistrature qui s’inquiètent de la réforme défendue par le Collège des cours et tribunaux, cet organe qui est également sous le feu des critiques et dont la mission majeure est d’aider les cours et tribunaux dans la gestion quotidienne.
Sophie Sterck, présidente du Tribunal de première instance du Brabant wallon, n’est, elle, pas foncièrement opposée à l’idée. En tant que magistrat-chef de corps (ce qui signifie qu’elle est à la tête d’une juridiction), elle est directement concernée par les discussions. Mais elle estime que le projet tel qu’il est présenté est en totale inadéquation avec les attentes du terrain.
À Nivelles, la justice opère sur quatre bâtiments différents. Dans l’un d’entre eux, le plafond s’est effondré et les réparations se font attendre depuis des lustres. Dans un autre, l’ascenseur est plus souvent en panne qu'en état de fonctionner. Nous avons des toilettes communes pour le personnel judiciaire et les détenus, je vous laisse donc imaginer les risques sécuritaires.
Pas de cafèt, pas de plafond, pas d’ascenseur
”Dans le plan de gestion évoqué, on nous impose six objectifs stratégiques pour lesquels nous, chefs de corps, devrons présenter les résultats à la fin de l’été. Nous devons, par exemple, proposer des solutions pour le bien-être et l’attractivité de la profession. Sauf que nous n’avons aucune maîtrise sur ces éléments-là. Le bien-être et l’attractivité, ça n’est pas en mesurant la charge de travail que nous allons les améliorer. Le bien-être et l’attractivité, c’est aussi pouvoir offrir un lieu de travail décent avec une rémunération décente, ce qui est totalement négligé”, défend Sophie Sterck.
Et de détailler la situation dans sa juridiction. “À Nivelles, la justice opère sur quatre bâtiments différents. Dans l’un d’entre eux, le plafond s’est effondré et les réparations se font attendre depuis des lustres. Dans un autre, l’ascenseur est plus souvent en panne qu’en état de fonctionner, ce qui ne permet plus aux justiciables en situation de handicap et aux personnes âgées d’avoir accès aux lieux. Nous avons des toilettes communes pour le personnel judiciaire et les détenus, je vous laisse donc imaginer les risques sécuritaires. Le personnel n’a pas de cafétéria pour manger et il est interdit de le faire devant son bureau pour des raisons de sécurité, donc je ne vois pas trop où l’on peut manger. Quant au nouveau palais de justice, cela fait vingt ans que nous attendons sa construction. L’administration nous a suggéré de mettre en place un guichet unique pour les justiciables. Avec quatre bâtiments de justice, où dois-je placer le guichet en question ? À part la Grand-Place de Nivelles, je ne vois pas. Attention, je ne me plains pas, je ne fais qu’énumérer les constats. Et c’est sur cette base qu’il faut bâtir des actions concrètes.”
Il arrive, en tant que chef de corps, que nous soyons sollicités pour gérer le manque de papier WC dans nos toilettes, et je vous assure que cela prend du temps. Du temps que je ne consacre donc pas aux justiciables lors des audiences.
Bien-être et attractivité
Selon Sophie Sterck, objectiver les besoins du terrain en mesurant la charge de travail est donc une fausse solution. “Je n’ai rien contre mesurer la charge de travail, la transparence ne me pose aucun problème. Mais si on lance une telle opération pour, au final, nous répondre que les budgets nécessaires ne pourront pas être dégagés, à quoi bon ? J’ai l’impression qu’on veut transformer les juges en gestionnaires d’entreprise, sans les moyens d’une entreprise, déplore la magistrate. Et puis, nous avons des réalités de terrain tellement diverses entre juridictions. Harmoniser les demandes entre le Brabant wallon, Anvers ou Bruxelles, cela n’aurait aucun sens. Par contre, il faudrait un cadre harmonisé pour ce qui est véritablement commun et qui ne relève pas des compétences des chefs de corps. Comme le bien-être et l’attractivité de la profession”.
Et de conclure : “Nous, chefs de corps, avons la mission d’organiser nos juridictions, et je le fais avec beaucoup de plaisir. Mais je suis également juge et je voudrais pouvoir faire mon boulot correctement sous les deux casquettes. Sauf qu’il arrive, en tant que chef de corps, que nous soyons sollicités pour gérer le manque de papier WC dans nos toilettes, et je vous assure que cela prend du temps. Du temps que je ne consacre donc pas aux justiciables lors des audiences. Le Collège des cours et tribunaux doit absolument écouter l’appel du terrain. Nous voulons une amélioration de la situation, pas une réforme qui va finir de nous achever.”