Affaire Sanda Dia : “La justice pénale n’est pas impartiale. Mais rattacher cela à l’origine sociale ou ethnique, c’est réducteur”
Les dix-huit jeunes poursuivis pour le baptême estudiantin mortel à Sanda Dia ont été condamnés, mais échapperont à la prison. Une décision de justice qui fait polémique, les critiques face à une “justice de classe” sont de plus en plus nombreuses.
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- Publié le 08-06-2023 à 06h39
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L’arrêt de la cour d’appel d’Anvers rendu le 26 mai dernier dans l’affaire Sanda Dia continue de faire couler beaucoup d’encre. Pour rappel, Sanda Dia est mort en décembre 2018 à la suite d’un baptême estudiantin. Dix-huit membres du cercle Reuzegom de la KULeuven, qui avaient participé à l’activité, se sont retrouvés devant la justice. Ils ont été reconnus coupables d’homicide involontaire, de traitement dégradant et d’infractions à la législation sur le bien-être animal. Les dix-huit jeunes ont écopé de 200 à 300 heures de travaux d’intérêt général, d’une amende de 400 euros, ainsi que du paiement de dommages et intérêts.
C’est cette décision de justice qui suscite de très nombreuses critiques à l’égard d’une “justice de classe”. Le débat fait rage en Flandre, mais pas que, puisque ce mercredi après-midi, le Conseil supérieur de la justice (CSJ) a annoncé qu’il envisageait l’ouverture d’une enquête sur ce sentiment de justice de classe. La décision sera prise lors d’une réunion le 15 juin.
Dan Kaminski, professeur de criminologie à l’UCLouvain, refuse les termes “justice de classe”, même si, selon lui, “le système pénal est effectivement une machine inégalitaire, sans pour autant que cela soit nécessairement conscient”.
“Cette décision de justice doit rappeler à tous, notamment les juges, que même lorsqu’il y a mort d’homme, il est possible de condamner à des peines hors de la prison. Profitons de cette décision de justice pour prôner la modération”.
Un système pénal “pensé pour les pauvres”
”Je ne connais pas très bien le dossier relatif à la mort de Sanda Dia, avance le criminologue. Mais il est habituel, dans le processus pénal, de prendre en considération les conditions sociales, familiales, professionnelles des prévenus pour, par exemple, voir s’il y a un risque de récidive. Si ce risque n’existe pas, on ne va pas utiliser une peine de prison 'classique', mais penser à d’autres peines. C’est ce qui s’est vraisemblablement passé dans cette affaire. D’habitude, les juges sont face à des gens qui n’ont aucune perspective d’avenir. On ne se demande pas forcément si une peine de prison va détruire encore un peu plus l’avenir de ces personnes. Les juges font donc de la discrimination sociale, mais de manière totalement inconsciente puisque c’est par le biais de considérations juridiques que la décision de justice est prise. Pourtant, dans les faits, ce sont des éléments liés au contexte social, économique, familial, sauf qu’on ne le dira jamais tel quel, sinon, on crierait à la justice de classe, à juste titre. C’est bien la preuve que le système pénal, dans sa rigueur extrême, a été pensé pour les pauvres.”
Le criminologue estime que d’autres éléments doivent être pris en considération pour comprendre la décision de justice et, ainsi, sortir de la grille de lecture classiste ou ethnique : le contexte dans lequel l’infraction a été commise. “Nous sommes face à une infraction en contexte amical et rituel, et non dans le cadre classique d’une infraction “crapuleuse”. Le baptême, c’est un rituel collaboratif, la victime n’a dons pas été prise 'par surprise'. Ces éléments ont sans doute eu un effet sur les peines.”
Selon Dan Kaminski, l’arrêt de la cour d’appel d’Anvers dans l’affaire Sanda Dia est “intéressant” car il devrait permettre une réflexion plus large sur les peines habituellement prononcées. “Cette décision de justice doit rappeler à tous, notamment les juges, que même lorsqu’il y a mort d’homme, il est possible de condamner à des peines hors de la prison. Profitons de cette décision de justice pour prôner la modération.”
“Si on parle de justice de classe, on doit donc analyser tous les différentiels du système pénal et la façon dont est construite une politique pénale. Quand on choisit de mettre davantage de patrouilles de police dans certains quartiers au lieu d’autres, ça n’est pas neutre. Quand on choisit les priorités des parquets dans les infractions à poursuivre ou non, ça n’est pas neutre."
Une politique criminelle “qui n’est pas neutre”
Une idée partagée par Carla Nagels, professeure de criminologie à l’ULB. “Je pense que les arguments du juge dans l’affaire Sanda Dia sont audibles. Dire que l’on ne veut pas hypothéquer l’avenir d’un jeune en lui évitant la prison, il faut l’entendre, parce que la prison ne repart pas, elle détruit. Donc, oui, je pense qu’il faut bien évidemment en profiter pour débattre de l’opportunité d’autres peines.”
Marie-Sophie Devresse, professeure de criminologie à l’UCLouvain, abonde dans le même sens, estimant par ailleurs que le débat actuel se focalise trop sur la décision du juge, alors que c’est l’entièreté du système pénal qui doit être remis en question. “On a l’habitude de dire que le système pénal n’est pas politique, je n’en suis pas certaine. Les moyens alloués pour combattre la criminalité financière et ceux pour lutter contre des petits délits liés à la drogue sont différents. C’est le fruit de ce qu’on appelle la politique criminelle et cette politique n’est évidemment pas neutre. Le juge, lui, devrait être neutre, mais il est de toute façon inséré dans un système pénal qui ne l’est pas.”
Et d’ajouter : “Si on parle de justice de classe, on doit donc analyser tous les différentiels du système pénal et la façon dont est construite une politique pénale. Quand on choisit de mettre davantage de patrouilles de police dans certains quartiers au lieu d’autres, ça n’est pas neutre. Quand on choisit les priorités des parquets dans les infractions à poursuivre ou non, ça n’est pas neutre. C’est tout cela qui fait le système pénal. Le juge, lui, arrive en bout de chaîne”.
Carla Nagels de conclure : “La justice pénale n’est pas impartiale. Oui, il y a des inégalités, mais rattacher cela à l’origine sociale ou ethnique, c’est réducteur. Par exemple, on sait que les étrangers sont plus susceptibles d’être détenus préventivement, parce que le fait d’être étranger permet plus facilement de se soustraire à la justice en fuyant le pays. Et c’est pour ça que la détention sera privilégiée, par pour des questions ethniques. Les mécanismes sont bien plus complexes, mais les résultats sont les mêmes et c’est ce qui permet de parler plus facilement de justice classiste ou raciste”.