"J’ai peur d’entrer dans la station Yser, j’y ai vu des personnes se droguer, uriner ou se taper dessus sans raison"
Des riverains des quartiers Yser et Sainctelette, dans le centre de Bruxelles, s’inquiètent de l’insécurité grandissante. Ils ont peur que les opérations menées à la gare de Bruxelles-Midi déplacent les problèmes à leurs portes.
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- Publié le 03-09-2023 à 17h57
- Mis à jour le 04-09-2023 à 06h43
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Vendredi, 20 heures. Deux jeunes hommes discutent entre la station de métro Yser et l’arrêt de tram. Ils ont peut-être 18 ou 19 ans, pas plus. Leur conversation, mêlant néerlandais et anglais, fait sourire les quelques personnes autour. Le tram arrive. Le spectacle est terminé. Tout le monde s’en va. Tous, sauf les deux jeunes. Visiblement, ils n’attendent pas le tram. Ils attendent un tram en particulier. Cinq minutes plus tard, le véhicule arrive. Un autre garçon descend, serre la main au duo, puis remonte aussitôt.
La scène a duré une poignée de secondes. Il s’agissait d’un deal. Cannabis ? Cocaïne ? Pilules d’ecstasy ? Personne ne saura jamais ce que les deux jeunes garçons viennent d’acheter avant de s’en aller. Discrètement, mais joyeusement.
”Voilà notre triste quotidien, et c’est de pire en pire depuis le début de l’année”, déplore Eric Vandezande, à la tête du comité de quartier Sainctelette. Il se dit particulièrement heurté par la récente régression du quartier où il vit depuis une vingtaine d’années. “J’ai peur que si ce trafic ne s’arrête pas maintenant, il sera de plus en plus organisé, permettant à une vraie mafia de s’installer ici.”
Bagarre à la hache, briquets, seringues
Car Eric est catégorique : la consommation de stupéfiants et les faits de violence qui en découlent sont en nette recrudescence. Il y a eu des tentatives d’interpellation des autorités politiques, mais rien de concret. Les demandes permettaient surtout d’exprimer un sentiment d’insécurité. Aujourd’hui, le sentiment a laissé place à de véritables peurs. “Nous assistons à des faits de violence inédits. Il y a eu une bagarre à la hache chez mes voisins. Ils ont dû nettoyer le sang qui avait giclé sur leur porte, confie Eric. Depuis quelques mois, le ramassage de briquets, de seringues et le nettoyage des saletés liées à la consommation de crack devant ma porte, c’est devenu une activité quasi quotidienne. Et nous avons peur que la situation se banalise.”
Outre un risque de banalisation, Eric craint que l’actualité remuante autour de la gare Bruxelles-Midi aggrave la situation dans les autres quartiers de la capitale. “Les opérations qui y sont menées risquent de déplacer les problèmes vers nos quartiers, poursuit Eric. Nous sommes déjà confrontés aux phénomènes liés à la vente et la consommation de stupéfiants, mais là, c’est devenu invivable et on ne veut pas que ça empire.”
Alors, avec les autres habitants du quartier, une lettre ouverte a été envoyée au ministre-président Rudi Vervoort (PS). Ce dernier les a d’ailleurs conviés à une réunion vendredi 1er septembre. Mais Eric Vandezande, lassé, a sollicité d’autres riverains pour continuer le combat en formant un mouvement citoyen, “les 40 Comités”, rassemblant plusieurs riverains et associations des quartiers Yser et Sainctelette. L’objectif est d’évaluer la situation sécuritaire et sanitaire dans le quartier, puis de partager cette sorte de baromètre avec les autorités politiques.

Sentiment d’abandon
”Quand on se promène dans le quartier, on constate une belle dynamique et une belle diversité. Il y a un théâtre, un resto étoilé et des brasseries plus grand public, un terrain de foot et une bibliothèque. Tout cela permet un vrai brassage de la population, mais l’insécurité grandissante risque de faire fuir les gens, déplore Eric. J’aime vivre ici et si j’avais voulu m’installer dans un quartier aseptisé, sans le moindre mélange, je vivrais en périphérie. Ce n’est pas ce que je souhaite. Je veux vivre dans un quartier où les gens se mélangent et où tout le monde se sent bien et chez soi. Les personnes qui vivent dans une grande précarité doivent être prises en charge. S’en débarrasser en multipliant les opérations policières ne résoudra rien. Ils ont besoin de solutions structurelles, d’abris et de soins”.
Karima, qui vit un peu plus loin, à deux pas de la gare du Nord, partage le même constat. “Cela fait des années que les gens réclament des solutions pérennes. Tout ce que nous constatons, c’est une multiplication de mesurettes. Résultat : les stations de métro sont devenues des salles de consommation de drogue. J’ai peur d’entrer dans la station Yser et j’ai interdit à mes enfants d’y mettre les pieds. J’ai vu des personnes, complètement désorientées, qui se droguaient, qui urinaient dans la station ou qui se tapaient dessus sans raison”.
Selon cette riveraine qui vit à Yser depuis plus de 25 ans, les stations de métro du quartier se remplissent à chaque fois qu’une opération de police est menée dans les quartiers à proximité. “Quand les gens qui occupaient le quartier de la Bourse et le piétonnier ont été remballés, ils se sont réfugiés ici. C’est la même chose pour les personnes qui étaient dans et autour de la station Ribaucourt. C’est malheureux de les voir, là, dormir parterre, complètement défoncé. Dans leur intérêt, et pour notre sécurité, il faut qu’ils soient pris en charge.”
Et d’ajouter : “Dans la station Yser, entre la saleté et la drogue, les gens meurent à petit feu”.
”La drogue vient jusqu’à nous”
Quand on pénètre ladite station, on constate que les lieux sont pourtant particulièrement propres. Des agents de sécurité de la Stib patrouillent, instaurant un climat un peu plus serein. Burak, un jeune sans-papiers qui squatte la station, discute avec la patrouille dans un français approximatif.
La patrouille s’en va et le jeune garçon reste là, sans dire un mot. Quand on lui demande pourquoi rester ici, il hausse les épaules. “Parce que je n’ai nulle part d’autre où aller. Parce qu’il ne fait pas froid, ici”, lance-t-il, laconiquement. Il farfouille ensuite dans ses poches, en sort une vieille seringue, se déchausse doucement et se pique entre les orteils. Lorsqu’il termine, le jeune garçon lève les yeux d’un air peiné. Il se dirige ensuite dans le haut de la station, s’installe dans un coin, et ferme les yeux.
D’autres consommateurs de drogue sont installés dans la station. Ils justifient leur présence par le fait qu’il s’agit d’un lieu de consommation facile d’accès. “La drogue vient jusqu’à nous”, confesse d’ailleurs l’un d’entre eux.
Isabelle et Charles, anciens habitants du quartier, se disent estomaqués lorsqu’ils entendent ce récit. Ils ont vécu dans le quartier Alhambra durant de nombreuses années. Mais il y a sept ans, ils ont décidé de vendre leur appartement et de quitter la ville. “On a craqué et on est partis. Les autorités ont trop longtemps fermé les yeux sur la situation. Maintenant, les gens se piquent devant tout le monde, c’est atroce, déplorent-ils. Si, dans quelques années, on constate un exode, il ne faudra pas chercher longtemps les raisons. Bruxelles, c’est devenu la jungle”.