Le casse-tête BHV a enfanté une N-VA toute-puissante
Une étude du Crisp retrace avec minutie la saga Bruxelles-Hal-Vilvorde. De 2002 à 2011, le problème a contribué de façon décisive à l’essor des indépendantistes flamands.
Publié le 09-02-2016 à 06h29 - Mis à jour le 09-02-2016 à 08h37
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La Wallonie est née de la grève. L’affirmation a souvent été répétée, sur le ton de l’évidence. Les grèves insurrectionnelles de 1886 d’abord, la contestation sociale de l’hiver 1960 ensuite, auraient dessiné une géographie politique. En se soulevant contre l’ordre établi, perçu comme un ordre belge, voire "belgo-flamand", les grévistes wallons auraient pris conscience de leur singularité. De nombreux historiens ont critiqué cette vision simpliste. En revanche, un fait est incontestable : les événements de 1886 et de 1960 ont servi de carburant au développement d’une identité wallonne.
Un constat analogue peut être formulé s’agissant de la spectaculaire ascension de l’Alliance néo-flamande (N-VA), fondée en 2001 et devenue en neuf ans à peine le premier parti du pays. La N-VA n’est pas née de Bruxelles-Hal-Vilvorde, l’un des contentieux communautaires les plus aigus que la Belgique ait connus. Mais le casse-tête BHV fut pour le courant indépendantiste flamand un prodigieux accélérateur. C’est la conclusion qu’on peut tirer en lisant la minutieuse étude que le Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp) publie ces jours-ci, sous la plume de Bernard Blero, conseiller d’Etat.
Si le différend a été tranché le 11 octobre 2011, avec la présentation d’un accord institutionnel incluant la scission de la circonscription électorale de BHV, il aura auparavant alimenté une saga politique de cinquante ans. En effet, bien que l’entité BHV soit aussi vieille que la Belgique, son existence n’est devenue problématique qu’après la fixation de la frontière linguistique, en 1962. A partir de cette date, BHV apparaît comme une curiosité, car elle réunit les dix-neuf communes bruxelloises bilingues à trente-cinq communes flamandes unilingues.
Du point de vue flamingant, c’est là un anachronisme auquel il faut mettre un terme. En reliant Bruxelles et sa grande périphérie, BHV encouragerait les habitants francophones de Hal-Vilvorde à conserver leur identité culturelle et les dissuaderait de s’intégrer en Flandre. "Aanpassen of verhuizen", "s’adapter ou déménager", clament les nationalistes, rejoints par une large frange de la Flandre politique.
Comme un boomerang
En 1977, cinq partis (PSB, PSC, CVP, Volksunie et FDF) négocient le pacte d’Egmont. L’accord prévoit de scinder BHV. Mais il ne sera jamais appliqué.
C’est en 2002 que BHV se mue en poison. Les libéraux croient jouer un tour pendable au CD&V (ex-CVP) en forçant une réforme du Code électoral. Celle-ci agrandit la taille des circonscriptions pour les faire correspondre aux limites provinciales. L’arrière-pensée est limpide : saper l’ancrage des élus chrétiens-démocrates dans les zones semi-rurales.
L’opération va précipiter l’Etat belge dans de graves turbulences. Partout, les circonscriptions épousent désormais les contours des provinces, à une exception près, celle de BHV, maintenue. La faille est manifeste. Plusieurs requérants saisissent la Cour constitutionnelle. Ils sont issus du CD&V, de la N-VA et du Vlaams Belang. Parmi eux : Herman Van Rompuy, futur Premier ministre, et Geert Bourgeois, futur ministre-Président flamand. Par un raisonnement sinueux, la Cour leur donne en partie raison. La réforme du Code électoral est jugée inconstitutionnelle. Dès lors, "la question de la scission de Bruxelles-Hal-Vilvorde devient un enjeu politique central", note Bernard Blero. La bataille ne s’achèvera qu’en 2011. Dans l’intervalle, elle aura essoré ses deux protagonistes initiaux, le CD&V et l’Open VLD, vidés en moins d’une décennie de la moitié de leur poids politique.
Avec le recul, là réside l’impact sans doute historique du problème BHV : il coïncide avec la montée en puissance de la N-VA. Son leader, Bart De Wever, fera son miel de la polémique et saura habilement exploiter toutes les ficelles du drame.
Dislocation d’un cartel
En 2004, CD&V et N-VA unissent leurs destinées. Au sein du cartel tout juste formé, les nationalistes n’ont même pas à se fatiguer, ce sont les chrétiens-démocrates qui s’efforcent de mettre BHV en haut de l’agenda médiatique. Ce faisant, ils font monter la tension communautaire… et contribuent à renforcer le poids de la N-VA à l’intérieur du cartel. Logique : De Wever n’est jamais aussi à l’aise que lorsque son core business occupe le centre de l’actualité.
Le Premier ministre Guy Verhofstadt enclenche en 2005 des pourparlers en vue de régler BHV. La N-VA, dans l’opposition, n’y participe pas. Mais son ombre pèse sur les négociations. A un cheveu d’un accord, Spirit, petit parti nationaliste de gauche, quitte la table, jugeant excessives les compensations accordées aux francophones. "On ne pouvait pas se montrer moins flamands que la N-VA", dira Geert Lambert, président de Spirit.
En 2007, une kyrielle de députés flamands déposent des propositions de loi appelant à scinder BHV. La plus emblématique est cosignée par Herman Van Rompuy et Bart De Wever. La tension communautaire grimpe encore d’un cran. Peu après, le cartel se disloque : la petite N-VA n’a plus besoin de son allié CD&V, elle se sent assez forte pour voler de ses propres ailes. Elle remporte en juin 2009 un succès inattendu, 13 % des voix flamandes aux élections régionales.
Coup de tonnerre
Yves Leterme (CD&V), chef du gouvernement en 2010, s’essaye lui aussi à démêler l’écheveau BHV. Une fois de plus, les tractations s’enlisent. L’un des cinq partis de la coalition, l’Open VLD, perd soudain patience et provoque la chute du gouvernement. Des élections anticipées ont lieu. Elles se soldent par un coup de tonnerre : la N-VA obtient presque un tiers des voix en Flandre, et vingt-sept sièges à la Chambre. Pour la première fois dans l’histoire de la Belgique, un parti séparatiste constitue la première force du pays. Et c’est à BHV qu’il le doit.
Ainsi lancée, la machine ne s’arrêtera plus. Le scrutin de 2014 voit la N-VA augmenter encore son assise, puis entrer au gouvernement fédéral.
Un dossier aux relents géostratégiques
Obstination. Pourquoi les partis francophones se sont-ils opposés avec tant d’acharnement à la scission de Bruxelles-Hal-Vilvorde, avant de finalement céder aux exigences flamandes en 2011 ? Plusieurs raisons sont de mise, mais l’une d’elles, rappelle Bernard Blero, tient "à la dimension géostratégique qui caractérisait le dossier" .
Unilingue. Pour l’auteur de l’étude publiée par le Crisp, "on peut se demander si la volonté d’homogénéisation linguistique revendiquée par les partis flamands n’était pas liée […] au souci d’éradiquer tous les éléments d’ordre territorial de nature à entretenir une ambiguïté sur le caractère unilingue flamand des communes de la périphérie bruxelloise, et ce dans la perspective - réaliste ou pas - d’une disparition du pays et de la mise en place d’un Etat flamand" .
En droit international, un principe ("uti possidetis juris") implique que, lorsqu’un Etat est démantelé en plusieurs morceaux, ce sont les limites administratives de l’ancien Etat qui servent de base pour la délimitation des frontières des nouveaux Etats.
Indépendance. Pour les partis francophones, préserver BHV, cela revenait à maintenir une ambiguïté quant au statut linguistique de la périphérie bruxelloise, et donc lui laisser une chance de rester attachée à l’ensemble Wallonie-Bruxelles en cas de partition de la Belgique.