Le gros coup de blues des députés
Le pouvoir législatif s’est effacé face au gouvernement, c’est l’évolution de nos démocraties. Les députés de base sont souvent réduits à un rôle de presse-bouton et dépriment. Parmi d’autres, la particratie et le jeu majorité/opposition expliquent ce phénomène.
Publié le 13-02-2016 à 07h36 - Mis à jour le 13-02-2016 à 07h53
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"Il faut vraiment que mon président de parti arrive pour que tout le monde se sente obligé de rejoindre l’hémicycle. La première chose à réformer pour faire fonctionner le Parlement, c’est de fermer le bar", confie avec ironie un membre de la Chambre des représentants. Désabusé, il ajoute : "Il n’y a pas de véritables débats entre les ministres et les députés. Le jeudi, en séance plénière, le jeu des questions et des réponses n’est plus qu’un simple rite, il n’y a pas de vrai débat."
Un simple rite ? Le législatif est censé contrôler l’exécutif, le pouvoir du Parlement est censé contrebalancer le pouvoir du gouvernement. C’est la théorie classique des démocraties représentatives. Mais la Realpolitik est passée par là et les sept assemblées parlementaires que compte la Belgique sont prises au piège de la logique de parti, des votes majorité contre opposition, du fonctionnement martial des groupes politiques.
C’est le constat de nombreux parlementaires. Ils ont du mal à se faire entendre dans le brouhaha médiatique, phagocyté par les ministres, les présidents de parti, les spécialistes de la communication politique… Face à l’érosion de leur rôle, les élus de la Nation ou de la Région sont saisis par le spleen. Et certains se sont laissés aller à quelques confidences.
"Je devenais dingue"
"Depuis que je ne fais plus partie du Parlement, j’influence beaucoup plus les matières que je suivais comme parlementaire grâce à un travail en amont, dans les coulisses", explique un ex-député régional qui a souhaité rester anonyme. "Avant qu’un projet de texte préparé au niveau de l’exécutif arrive sous le nez des parlementaires, il y a beaucoup de travail dans l’ombre. Le résultat, c’est que le Parlement n’est plus qu’une chambre d’entérinement. Pour un député, pouvoir changer un texte venant du gouvernement demande une énergie dingue. Tout le monde ne l’a pas… A l’inverse, quand une proposition de décret vient des rangs parlementaires, alors, c’est la particratie qui se met en branle. Le parti dit au parlementaire ce qu’il peut proposer ou non. A titre personnel, je devenais dingue."
"Un travail de fourmi"
Le travail peut être ingrat dans les travées des assemblées. La visibilité n’est pas forcément au rendez-vous pour le député de base. "C’est un travail de fourmi qui peut être frustrant car des choses très intéressantes peuvent se dérouler sans aucun témoin et restent ignorées du public. Il faut beaucoup de puissance pour arriver à ébranler ce système", commente un élu fédéral de l’opposition. "Il se peut qu’un dossier gouvernemental change six mois après votre intervention mais on n’a aucune preuve que c’est grâce à vous ou pas."
Ducarme, le coach du MR
Pourtant, certains tirent leur épingle de l’habituel jeu parlementaire. Essentiellement, il s’agit des chefs de groupes qui, par exemple à la Chambre, ont une carrure qui jette de l’ombre sur la carrière des simples soldats. C’est tellement vrai que ce constat a poussé Denis Ducarme, le leader des députés fédéraux MR, à organiser des séances de coaching pour apprendre aux parlementaires plus hésitants à "exister" davantage. Mais le retour sur investissement reste chétif pour les mandataires besogneux qui se concentrent sur l’obscur labeur des commissions, sans éclats de voix ni foucades : "Au Parlement, il y a une prime à la petite phrase, une prime à l’excès. C’est la prime à la grande gueule..."
Sur les bancs des élus néerlandophones, la difficulté est tout aussi cuisante. "Le plus frappant, c’est la séance en plénière le jeudi à la Chambre", s’amuse un député fédéral. "La VRT retransmet en direct les débats et ça provoque un emballement dans les groupes flamands. Ça devient un match de foot. L’exercice est encore plus dur quand on fait partie de la majorité. Soit on pose une question complaisante, soit on met son ministre dans l’embarras… Tout le monde ne peut pas se permettre la liberté de ton rafraîchissante d’un Eric Van Rompuy (l’électron libre du CD&V, NdlR) ."
"Du culot", conseille Bouchez
Dans cette plongée au fond de l’âme des élus, le jeune député libéral wallon Georges-Louis Bouchez témoigne à visage découvert. Dans "La Libre", il a récemment remis en cause l’emprise de la particratie. Toutefois, il estime que les parlementaires ont une part de responsabilité. "Le système actuel est démotivant. Mais il faut y aller au culot pour avoir de la visibilité, il ne faut pas avoir peur de se prendre des coups", conseille-t-il à ses collègues. "Toute ma visibilité, c’est dû à mon travail personnel. Pas grâce au groupe MR au Parlement wallon… Beaucoup trop de décisions sont prises au niveau des présidents de parti. Mais ce sont les députés qui représentent les citoyens, pas les formations politiques. La légitimité doit revenir au niveau des assemblées. C’est comme cela que l’on pourra réenchanter la démocratie."
LES CINQ FACTEURS QUI EMPÊCHENT LES PARLEMENTAIRES DE SORTIR DE L'OMBRE
La Belgique est une particratie
Rien, ou presque, ne se décide sans l’aval des présidents de parti et de leurs principaux aides de camp. Ce sont eux qui négocient les accords de gouvernement, qui pèsent de tout leur poids pour le développement économique et social de leur région, eux qui procèdent aux nombreuses nominations politiques (dans les organismes d’intérêt public, les parastataux, les entreprises publiques, les administrations…). Bref, en Belgique, les partis font la pluie et le beau temps. On est dans ce qu’on appelle une particratie (contraction des termes "parti" et "démocratie").
Dans ce contexte, la discipline de parti prévaut. Pour un parlementaire, s’écarter de la ligne de sa formation, c’est prendre le risque d’être ostracisé, de ne plus progresser dans sa carrière politique, voire d’être écarté des places éligibles sur les listes électorales. Il existe cependant quelques contre-exemples - souvent en fin de carrière - gardant leur liberté de parole, comme le député fédéral Eric Van Rompuy (CD&V), qui effectue son dernier mandat. Ou, a contrario, le tout jeune député wallon Georges-Louis Bouchez (MR).
Le traditionnel jeu majorité/opposition
Avoir un rôle de premier plan en tant que "simple" député de la majorité est presque mission impossible. Autant les membres de l’opposition peuvent parfois se lâcher et dire tout le mal qu’ils pensent des projets du gouvernement, autant ceux de la majorité sont priés de suivre et de se taire. Au moment du vote des textes de loi, les jeux sont déjà faits. Pour caricaturer (c’est évidemment plus nuancé que cela), on pourrait dire que la majorité est toujours favorable aux décisions de l’exécutif et l’opposition y est systématiquement opposée.
Habituellement, quand un député est en profond désaccord avec la ligne de son camp, il va habilement s’arranger pour ne pas être présent dans l’hémicycle le jour du vote ou, plus rarement (et sans doute avec l’accord de son parti), il s’abstiendra. Même si les partis s’en défendent, les consignes de vote sont une réalité. La seule exception est la liberté de vote - donc d’expression - laissée par les partis libéraux et écologistes sur les questions éthiques (comme l’euthanasie). Manifestement, le quolibet de "presse-bouton" dont sont affublés les parlementaires n’est pas toujours usurpé.
Le travail ingrat en commission parlementaire
En politique, le travail n’est pas toujours récompensé. Surtout médiatiquement.
C’est au sein des commissions parlementaires que l’essentiel du boulot des députés est accompli : contrôle de l’action gouvernementale, analyse article par article des textes de loi, débats - ardus - en matière de fiscalité, de budget, de justice ou de santé. Le travail abattu - souvent consciencieux et intelligent - est colossal. Mais hyperingrat en raison de sa faible médiatisation. Il s’effectue la plupart du temps dans l’ombre, loin des micros et caméras. Par contraste, dès qu’un ministre ou un président de parti prend position dans un dossier, tous les médias se tournent vers lui. Ce n’est pas illogique, leur capacité à faire bouger les lignes est nettement plus importante. Mais, naturellement, cela génère des frustrations chez les parlementaires, d’autant plus que leurs éventuelles initiatives personnelles sont très contrôlées en amont par les partis.
Cela dit, il ne faut pas se voiler la face, les élus du peuple ne sont pas tous de gros bosseurs. Loin de là !
Survivre dans un grand groupe
Etre membre d’un grand parti offre plus de chances d’être élu. C’est un atout considérable. Mais une fois dans l’hémicycle, le député - surtout s’il y débarque pour la première fois - devra parvenir à se faire une place. Pas toujours évident.
Dans un petit groupe parlementaire (au fédéral : jusqu’à une grosse dizaine d’élus environ), les députés peuvent facilement se répartir les rôles, s’arranger pour que chacun puisse, à tour de rôle, être le visage et la référence du parti sur des sujets médiatiquement porteurs. Dans les grosses écuries, c’est en revanche plus compliqué. Le PS, par exemple, dans l’opposition au fédéral, a désigné des référents pour chaque matière centrale (Willy Demeyer sur la sécurité, Frédéric Daerden sur les pensions, Ahmed Laaouej sur la fiscalité, Karine Lalieux sur l’énergie, etc.). Mais la logique a ses limites. Tout le monde ne peut être servi de la même manière.
Dans les parlements régionaux, cette réalité est encore plus cruelle parce que les sujets sociétaux les plus idéologiquement marqués (comme la fiscalité), donc les plus médiatisés, sont des compétences fédérales.
Dans l’ombre des superdéputés
Il existe des superdéputés habilités par leur parti à s’exprimer sur tous les sujets de l’actualité. Ce sont généralement les chefs des groupes parlementaires. Au fédéral, c’est particulièrement criant. Côté francophone, on retrouve les Onkelinx (PS), Ducarme (MR), Nollet (Ecolo), Fonck (CDH) ou autres Hedebouw (PTB) et Maingain (Défi, ex-FDF). Derrière ce petit monde, il est bien souvent difficile de sortir de l’ombre. Certains, vaille que vaille, y arrivent ponctuellement. Citons de manière non exhaustive les écologistes Gilkinet et Hellings, les humanistes Dallemagne et Matz, les socialistes Laaouej et Lalieux, etc. Mais la boucle est vite bouclée, ce qui génère régulièrement des tensions à l’intérieur des groupes où les rapports de force sont déterminants pour recevoir un peu de visibilité.
Enfin, il y a quelques députés qui bénéficient naturellement d’une plus forte présence médiatique grâce à des événements de l’actualité indépendants de leur travail parlementaire. C’est le cas, par exemple, des députés-bourgmestres de Molenbeek et Linkebeek, Françoise Schepmans (MR) et Damien Thiéry (MR).